Jouer à Shadow of the Colossus est une expérience pour le moins paradoxale, car elle est foncièrement anti-ludique. C’est le cas de beaucoup de jeux vidéo depuis quelques années, de Journey (2012) à Firewatch (2016) en passant par The Stanley Parable (2013)… Mais en 2005 la proposition est complètement inédite. Son créateur Fumito Ueda a alors déjà amorcé de telles possibilités avec son précédent jeu Ico (2001) dont l’épure et les longs passages d’errances affirmait déjà des penchants pour la contemplation, bien que son piètre système de combat vienne appesantir le résultat. Mais quatre ans plus tard, Ueda passe un cap, proposant au joueur un vaste environnement à arpenter et contempler, sans aucun obstacle.
Pour un joueur de séries comme The Legend of Zelda, les premières heures sont assez déconcertantes : les prairies, forêts, montagnes et déserts qui composent cet environnement sont entièrement inhabités et ne renferment aucun trésor à trouver, si ce n’est le sentiment esthétique qu’ils ne manquent pas de procurer. En fait, le système de jeu se déleste simplement de tout ce qui peut entraver l’émerveillement du joueur explorant la nature qui l’entoure. Il n’y avait bien que Fumito Ueda pour créer un jeu ouvert aussi immense avec aussi peu de choses à y faire. On peut me rétorquer que le héros du jeu a tout de même une quête à accomplir : occire seize colosses pour que sa dulcinée puisse revenir à la vie. Mais en fait, mise à part quelque combats plus classiques qui viennent en partie démentir mon propos, affronter ces colosses est encore une expérience contemplative. Leur aspect gigantesque renvoie le joueur à sa propre petitesse : avant de chercher à mettre le joueur en difficulté, Ueda cherche à l’impressionner. Ainsi, grimper lentement sur les pieds, le flanc ou bien la barbe du colosse permet au joueur de faire corps avec lui, en sentir les moindres recoins organiques avant de planter son épée au niveau du point faible du monstre. L’affrontement n’est pas violent ni acharné, comme si le colosse acceptait qu’on vienne lui ôter la vie, résumant presque le combat à un rituel primitif. A chaque mort, il est ainsi difficile d’éprouver la moindre sensation d’accomplissement : le colosse s’effondre doucement, dans un lent fracas qui compte parmi les moments les plus poétiques et mélancoliques du jeu.
Une proposition comme celle de Shadow of the Colossus est précieuse pour le jeu vidéo car elle prouve que l’interactivité n’est pas qu’une simple mise à l’épreuve du joueur, elle permet une implication émotionnelle bien différente du cinéma ou d’autres moyens d’expression. Par exemple, le renversement des rôles entre le héros et les colosses à la fin du jeu cherche non pas à susciter un sentiment de puissance comme le ferait n’importe quel autre jeu vidéo, mais un sentiment d’impuissance troublant. Shadow of the Colossus permet enfin de revoir les critères de jugement d’un jeu vidéo, qui se résument encore aujourd’hui en grande partie à en tester la fonctionnalité, souvent réduite à une note sur 10 ou 20 : le gameplay est-il efficace ? Le joueur est-il suffisamment stimulé ? De ce point de vue, Shadow of the Colossus est un bien piètre jeu vidéo, qui outre des problèmes de caméra souffre d’un vide ludique que seule la sensibilité du joueur peut combler. Si l’on est capable de renverser cette doxa, et la magnifique cinématique de fin peut grandement y aider, alors le jeu se révèle tel qu’il est : un pur chef d’oeuvre poétique, qui contribue à faire du jeu vidéo un art à part entière.