"Le rêve de cette vie doit prendre fin, tout comme les rêveurs qui l'habitent"

Dans les œuvres d’épouvantes et d’horreur, s’il y a bien des idées de mises en scènes qui me font vaciller et sans dire qu’elles me terrifient toujours, peuvent attiser un certain effroi de ma part, ce sont les espaces liminaux, et tout ce que flirte avec la sensation des rêves ou des cauchemars. Ce sera par exemple ce passage d’un Kafka (« le Procès » je crois) où le protagoniste doit acheter un tableau à un homme qu’il est venu visiter dans un vieux grenier pour une toute autre raison, lorsqu’il lui sort un premier tableau de sous son lit, notre héros est tout de suite prêt à l’acquérir, puis il en sort un deuxième, dont la description est identique à celle du premier, mais qui pourtant est plus beau aux yeux du personnage, sans raison. Ce sera aussi par exemple Dale Cooper qui discute avec Laura Palmer alors qu’un homme de petite taille danse sur un air de jazz, le tout dans une pièce entourée de draps rouges et au sol zébré. Ce sera aussi bien cette diabolique Maison des Feuilles aux dimensions incompréhensibles et à ses pièces en sous-sol, infinies, sombres, froides, document par des found-footages. Et bien dorénavant, Silent Hill Shaterred Memories fera éminemment partie de la liste de ces œuvres qui auront contribué à construire cet imaginaire terrible et fascinant. Le jeu est produit par Konami et publié en 2009-2010, mais je ne le découvre véritablement et entièrement qu’aujourd’hui et vraiment, je peine encore à croire à la qualité démente de cet opus.


Le jeu s’ouvre sur un found-footage d’un père et de sa fille, partis au parc d’attraction. La vidéo boucle sur les quelques secondes de bonheur de ces deux-là avant que l’écran ne s’éteigne. C’est alors dans le cabinet d’un psychiatre que nous nous retrouvons. Il vient de se servir un whisky, et il semble que nous soyons en avance. Nous le voyons à la première personne, et nous sommes assis face à lui. Plutôt avenant, il nous demande de répondre à quelques questions sur un formulaire, en promettant que ce sera bien le seul. Il tique concernant le fait de cocher certaines cases, notamment celle mentionnant l’adultère commis.

Il nous invite ensuite à retourner sur le fil des souvenirs traumatiques qui nous avaient alors initialement menés à le rencontrer. Dès lors, nous jouons Harry Mason, un habitant de Silent Hill qui vient de subir un accident de voiture après avoir glissé sur la neige alors que le blizzard frappe la ville. À son réveil, c’est la panique : sa fille de 7 ans, Cheryl, qui était apparemment sur le siège passager, a disparue. Il part en quête de traces pour pouvoir la retrouver. Le jeu se déroulera sur un peu plus d’une journée en tout et Harry rencontrera divers protagonistes, pour le coup tous féminins dans ma partie (je ne sais pas si différents choix mènent à différents personnages). « Mon » Harry a donc rencontré une policière du nom de Cybil, qu’Harry trouve manifestement assez séduisante, et qui lui offre son aide mais est contactée d’urgence sur un accident. Elle lui promet de revenir l’aider à son adresse qu’elle a donc grâce à sa carte d’identité.

Lui-même, qui n’avait plus de souvenir de là où il résidait est désormais extrêmement et étrangement déterminé à y aller aussi pour retrouver Cheryl. Et c’est en cheminant qu’il croise tout d’abord un genre de spectre de petite fille sur une balançoire qui hurle au moment où il se décide à la prendre en photo. Doté d’une lampe torche, celle-ci crépite de temps en temps et parfois violemment, le téléphone émet un grincement cassé jusqu’à la découverte de certains objets dans les environs qui ramène le silence. Et en général, c’est suivi par la réception d’un message audio, d’une photographie ou d’un texto sur le téléphone.

Et puis, au détour d’un autre boulevard très enneigé, Harry entend hurler la voix de Cheryl qui lui demande de fuir et de ne pas se retourner, de ne pas la chercher. Soudainement, depuis le fond du boulevard et fondant sur Harry, une vague de glace se déploie et congèle les objets et les accès jusque-là disponibles. Une seule porte restante, liserée de bleue est ouverte et Harry la franchit alors pour pénétrer dans un bâtiment qui semble, comme tous les autres, abandonnés depuis deux décennies. La lumière y est nulle et son téléphone crépite à nouveau de plus en plus fort alors que le faisceau de sa lape tremble. Harry se retrouve tôt ou tard nez-à-nez avec une créature à l’apparence d’une femme sans peau, lacérée qui se met à lui courir après et l’agrippe en l’épuisant. Il parvient à s’en dégager violemment et à traverser frénétiquement plusieurs portes en esquivant une deuxième puis une troisième de ces créatures qui poussent des cris et gémissements stridents insupportables. Finalement, une dernière porte, atteinte par hasard, le mène vers à un semblant de retour à la réalité. Avant de poursuivre le récit, nous nous retrouvons à nouveau devant le psychiatre qui cette fois-ci semble un tout petit peu plus… saillant et demande de colorier une maison… etc. Voilà le récit du… PREMIER NIVEAU du jeu.


La quasi totalité des niveaux se dérouleront sur ce principe-ci, si ce n’est que quelques énigmes viendront ponctuellement nous demander de trouver une clef, ou un numéro de téléphone, ou même un objet souvenir (plus secondaire déjà). Il y aura aussi les souvenirs plus spectraux à découvrir, et beaucoup de numéros de téléphones à appeler pour avoir (ou non) des informations. Que ce soit bien clair, les énigmes ne sont jamais difficiles, si certaines sont obligatoires, la majorité d’entre-elles sont en réalité facultatives mais sont d’une aide précieuse pour pouvoir interpréter ce qu’il arrive à Harry. Autre fait important, le rôle du psychiatre est crucial pour la compréhension de l’histoire : il donne des pistes à suivre pour comprendre le déroulé des événements, et les activités qui seront proposées (questionnaire, coloriage, tri de photos ou d’objets selon diverses catégories…) vont influencer le déroulement de la séquence suivante mais surtout l’apparence qu’elle va revêtir, et clairement, les choix faits pendant les psychanalyses se répercutent bel et bien dans le jeu. Le scénario va être complexe et évidemment, il ne faut pas s’attendre a avoir de réponses définitives à tout. Je me suis intuitivement laissé porter et pense en avoir compris une grande partie, mais après 7 heures de jeu, clairement des questions restent ouvertes, mais c’est tant mieux ! Il n’y a pas besoin d’avoir toujours toutes les explications, le mystère est ici indéniablement savoureux et riche.


Le système de jeu s’avère assez minimaliste. Il se scinde en deux morceaux principaux, une partie exploration et une partie course poursuite. Dans la première, il s’agit presque d’un simulateur de marche dans Silent Hill, où Harry, muni de sa lampe, va devoir progresser de quartier en quartier. Parfois, des phases de dialogues comme avec le psy ou avec les personnes rencontrées font basculer la caméra à la première personne et permettent de fixer notre attention où on le souhaite. Dans la seconde, pourchassé, Harry ne possédera absolument pas d’armes et mis à part rejeter les ennemies, sera parfaitement vulnérable. Il pourra ramasser une fusée éclairante pour vaguement effrayer temporairement les créatures qu’il croiserait, mais clairement, lui aussi se retrouvera un peu aveuglé et gêné par leur utilisation. Dans les deux phases, Harry aura accès à son téléphone pour passer des coups de fil et consulter ses messages évidemment, mais aussi pour prendre 10 photos, pour regarder la carte via son GPS et son mémo. C’est ici aussi que l’on peut sauvegarder et ce sera la seule interface qui nous rappelle que nous ne sommes que des joueuses/joueurs dans cet affaire, tout le reste tend à nous le faire omettre.

Le seul souci en réalité que j’ai rencontré dans cette version Wii c’est la précision de la Wiimote lors de certaines énigmes (mode tremblote activé !), mais surtout lors des premières poursuites. Lorsque je me faisais attraper, il m’a fallu bien du temps avant de comprendre d’abord que le dessin du tutoriel était très trompeur et qu’il était mieux désactivé, et que la Wiimote devait être en fait tenue bien à plat et pointée vers le capteur et ce, que l’on doive pousser à droite, à gauche, devant ou derrière, et dans un geste relativement lent et contre-intuitif. Autrement, absolument RàS, mais je soupçonne que des gens qui ont des soucis de cybercinétose peuvent se retrouver incommodés par les mouvements consistant à pointer sa lampe torche ça et là.


Graphiquement, malgré le fait d’être sur un jeu de 2010 et qui plus est sur une console qui techniquement est un matériel de 2002, c’est un travail admirable qui est produit ici. La lampe émet UNE ombre dynamique (d’autres statiques existent), les textures sont propres que ce soit pour les personnages ou les décors, c’est très évident car la majorité des textes du jeu sont placardés sur les murs et parfois écrits assez finement. Il y a un véritable souci du détail dans les compositions du décor, des choses qui aujourd’hui peuvent paraître futiles (la présence de pas mal d’objets, même non interactifs) mais qui poursuivent l’objectif de rendre crédible le fait qu’ici il y avait de la vie auparavant, tout en réfléchissant en termes d’espace liminal pour habiter tout cela d’une étrangeté dérangeante et malaisante. L’ensemble est sombre et il en ressort tout de même une impression générale de bichromie, du blanc et de l’anthracite, c’est tout ce qui semble régner dans Shaterred Memories. Je passerai rapidement sur le fait que le nombre d’images par secondes plafonne évidemment à 30 et qu’il tend clairement à diminuer lorsque le combo lampe torche et chargement derrière une porte se fait, mais ce n’est rien d’insupportable ou de pénalisant du tout. Le level-design est dans l’ensemble bon même s’il faut attendre un peu pour avoir de l’original, ce ne sera jamais très vaste ceci-dit et on sent que la console ne peut pas s’autoriser à un semi monde ouvert.


Mais c’est surtout par ses qualités de mise en scène que le jeu m’a très agréablement séduit. C’est clairement son énorme point fort : les cinématiques portent vraiment le scénario vers son côté le plus intrigant, c’est bizarre mais ce qui arrive ne peut pas être pris au ridicule alors que les situations sont aberrantes. Et puis, en exploration, il y a un véritable talent que les développeurs ont eu à attirer l’attention sans en faire de trop ni trop rendre évident ce avec quoi il fallait interagir (les informations sont assez discrètes globalement). Dans les courses-poursuites, les difficultés pour s’orienter dans un environnement bien sombre et la multitude de choix des « passages bleutés » sont des moyens aussi efficaces que l’ambiance sonore tonitruante pour précipiter vers la faute.


Enfin, comme beaucoup de Silent Hill, les sons sont fabuleux. Que ce soit les bruitages qui ont l’art de suggérer la peur sans montrer l’objet de celle-ci, de susciter donc une atteinte/crainte, un souvenir, de mêler cela avec des sons du quotidien qui, de fait, prennent une dimension particulièrement gênante, ou que ce soit les musiques qui sont TOUTES parfaites et les chansons de Mary Elisabeth McGlynn qui sont venues me fendre le cœur pile quand celui-ci était à découvert… Tout est extrêmement bien fait ici pour rendre fébrile, attrister, inquiéter dans un dosage montrant une maîtrise parfaite.


L’ensemble est riche, très riche de très nombreuses références, les trois que j’ai pu citer dans mon paragraphe d’introduction y sont très bien représentées (David Lynch -Twin Peaks ou Mulholand Drive ?- au moment de l’apparition de Michelle sur scène, ou la Maison des Feuilles dans cette longue descente et cet amoncellement de pièces incohérentes), mais aussi du plus classique comme le mythe d’Orphée et d’Eurydice (« Ne te retourne pas »), ou encore du Shakespeare (et oui, encore dans celui-ci). S’ajoutent quelques mentions historiques d’épisodes tragiques et cruels de la colonisation américaine contre les amérindiens, et il se peut aussi que le film « l’échelle de Jacob » soit encore-là. Dans son système de jeu, j’ai vaguement le souvenir que Condemned proposait un usage similaire du téléphone/appareil photo. De même, il semble que la lampe torche d’Alan Wake soit en fait celle d’Harry Mason. Les scènes avec le psychiatre sont délectables et franchement, cela ne m’étonnerait pas qu’une ou plusieurs autres citations se cachent derrière ces scènes. Sans compter les auto-références aux autres épisodes de la licence. Bref, citer beaucoup c’est bien mais parfois ce n’est pas maîtrisé du tout et ça donne un effet catalogue prétentieux désagréable. Mais ici, tout est fluide, logique, cela sert complètement le propos du scénario et pousse vers une œuvre particulièrement psychologisante sur son personnage.


Ce jeu est donc une claque magistrale, il est à la fois singulier parmi les autres opus de la saga, et même encore aujourd’hui, je ne lui trouve pas vraiment d’équivalent aussi élégamment et intelligemment bien mené, un véritable chef-d’œuvre !

Altie-
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le 29 août 2024

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