J'aimerais écrire qu'on a lu beaucoup de choses au sujet de Slitterhead, cependant ce serait mentir, au vu de la faible couverture médiatique dont a bénéficié le jeu dans l'hexagone.
Mais en contrepartie, une fois n'est pas coutume, tout ce qu'on a pu lire est vrai : Slitterhead est un jeu insolite, original, maladroit, daté (très !), cassé de partout (disons-le tout net : pas fini), inventif, lassant, répétitif et fascinant.
Un oxymore ludique, en somme, qui vaut moins pour lui-même que pour la somme de ses contradictions.
D'un côté, des principes de jeu inédits et bien pensés. De l'autre, un game design digne d'une PS3.
D'un côté, un scénario intéressant et plus complexe qu'on ne le suppose de prime abord. De l'autre, une narration ratée qui a tôt fait de tourner celui-ci en ridicule.
D'un côté, des environnements plutôt jolis et un design de personnages stylé. De l'autre, une action redondante et limitée dont on se lasse trop vite.
Etc, etc.
Slitterhead souffle en permanence le chaud et le froid, simultanément, si bien qu'il n'en ressort qu'une désagréable sensation de tiède.
Mais quel tiède !
Premier point positif : un body horror fermement ancré dans la culture japonaise des années 80, prolongement sanguinolent des super sentais d'antan, qui fut très à la mode une décennie durant (Guyver, Iczer, Iria Zeiram, ..., dont le fameux Parasite s'est fait l'héritier avec beaucoup d'intelligence) mais qui n'a finalement été que peu exploité dans le registre vidéoludique. Car qu'on ne s'y trompe pas : si répugnant que puisse être Slitterhead parfois, il ne fait pas peur, jamais, et à vrai dire il ne dégoûte que de façon très éphémère, le temps de s'habituer aux outrances de ces transformations grand-guignol.
Du papa de Silent Hill et de Forbidden Siren, on aurait pu attendre un survival horror pur jus, une expérience qui prend à la gorge, seulement il n'en est rien. On est sur du jeu d'action très premier degré dont tout frisson se trouve exclu, dans lequel des ménagères à bigoudis et des quinquas en caleçon tapent joyeusement sur des hippocampes, des mantes religieuses ou des régimes de bananes anthropomorphes avant de se jeter dans le vide. Et si les principaux protagonistes n'ont pas de métamorphoses grandiloquentes à base de « force rouge », « force bleu » et tout le cercle chromatique, ils n'en restent pas moins imprégnés de super héroïsme nippon tant par leurs aptitudes surnaturelles que par les looks adoptés pour combattre ces envahisseurs indélicats. L'esprit Sentai n'est jamais pas loin, et contre toute attente on a plaisir à jouer ces émules de X-Or en civil, il y a une vraie fraîcheur un peu naïve, dans le bon sens du terme, à incarner ces réceptacles hauts en couleurs et à passer de l'un à l'autre pour prendre Godzitruc à revers.
Deuxième point positif : coïncidence, ou volonté d'auteur ? Le jeu opère une synthèse des œuvres les plus populaires de Keiichiro Toyama : Gravity Rush pour l'originalité de son gameplay et la façon dont on passe les deux premières heures à se mélanger les doigts sur les touches, Forbidden Siren par son éclatement de la temporalité narrative et le retour du sightjack, cette fonctionnalité glaçante qui permet de voir à travers les yeux des ennemis (deux éléments hélas sous-exploités ici, mais qui ont au moins le mérite d'y exister), de même que certains de ses décors (les nid des Shibito avait déjà un petit côté Kowloon vidéoludique avant l'heure...) - et bien sûr, Silent Hill, pour le cadre horrifique de l'aventure.
Quant à Yamaoka, le seul, l'unique, il nous revient au sommet de sa forme avec une bande son remarquable, qui justifie presque à elle seul l'achat du titre et fait vite oublier la platitude de ses ajouts au soundtrack de Silent Hill 2 remake. C'est le Yamaoka qu'on aime, le Yamaoka pour lequel on est prêt à déchirer la chemise : audacieux, éclectique, surprenant, qui séduit dans tous les registres jusqu'à la superbe chanson finale pile poil comme on l'aime (principale raison d'insister pour débloquer la true ending, du reste, malgré l'absence de Mary Elizabeth McGlynn au chant) (snif).
Mais à côté de ça, pour profiter un tant soit peu de cette expérience austère et brute de décoffrage, il faut pouvoir encaisser la redondance des missions, la pauvreté du bestiaire, l'imprécision du gameplay (vous avez déjà participé à un gang bang avec des bernard-l'ermite ? Et ben j'ai une bonne nouvelle pour vous : il y a un début à tout. Tant et si bien que si le jeu propose pléthore de pouvoirs annexes, leur utilisation est tellement laborieuse qu'on se rabat toujours sur les mêmes aptitudes génériques. Dommage), la nullité crasse de la narration (même une succession d'images fixes aurait été préférable à ces brefs intermèdes statiques, cryptiques et mal écrits. C'est simple, le scénario avance par à coups sans que les rebondissements n'aient de sens par rapport à la diégèse interne du jeu. Subitement, le protagoniste à des révélations en une ou deux lignes qui auraient nécessité dans l'idéal des heures de foreshadowing en amont pour pouvoir être introduites de façon satisfaisante). Bref : il faut pouvoir fermer les yeux sur le fait que le jeu a visiblement rencontré d'énormes difficultés en cours de développement et qu'il n'a pas pu être terminé dans les temps, ses différentes parties étant reliées les unes aux autres avec du gros fil de pèche. Même Final Fantasy XV paraît rétrospectivement plus cohérent, et Deadly Premonition plus abouti. Oui, vous avez bien lu. C'est à ce point-là.
Car si Slitterhead aurait pu être un grand jeu, il lui aurait bien fallu deux ou trois ans de développement supplémentaires MINIMUM pour donner la pleine mesure de son potentiel. On sent l'envie, on sent l'idée, on veut y adhérer de toutes nos forces mais en l'état, on ne fait que les effleurer du bout de la manette. Froncer les sourcils, grincer des dents, râler un peu. Apprécier tout ce qui peut l'être : les décors (hélas par trop étriqués, trop blindés de couloirs et de murs invisibles, mais d'une belle cohérence géographique et joliment exploités dans leur verticalité), les personnages et leur diversité sincère (on met des heures à s'y attacher un peu, la faute à la narration à coups de hache, mais ça finit par venir et c'est le cœur lourd qu'on les quitte), les néons de l'ambiance (malheureusement un peu trop similaire à celle de Ghostwire: Tokyo, jusque dans le côté désincarné du protagoniste, sentiment de déjà-vu à la clé), les prises de risques complètement folles, les mécaniques hallucinées... Ainsi, là où le principe de changement de corps aurait pu ne se cantonner qu'aux combats (aussi brouillons et peu satisfaisants manette en main que ceux des Gravity Rush, mais tout aussi fascinants), il va également servir aux déplacements, à la traque, à l'infiltration, codifié qu'il est par des règles strictes avec lesquelles il va falloir apprendre à composer. Là encore, on touche du doigt quelque chose de grand, quelque chose d'unique, on imagine sans peine ce dont le principe aurait pu accoucher avec plus de moyens, plus de temps, plus d'expérience... Elle est là, la pépite, presque à portée de main, il faudrait tout reprendre, tout remettre à plat, tout recommencer à zéro, mais il y a quelque chose qui confine au génie entre les lignes de code. On ne peut que la fantasmer, en l'état, subir la dure réalité du jeu et en prendre son parti, mais elle n'est pas si loin, de sorte qu'on ne peut pas adorer le jeu tel qu'il est, mais pas le détester non plus, ou alors les deux à la fois, on le sent culte pour les bonnes comme pour les mauvaises raisons, on le rêve patché, sauvé mais il y aurait trop de travail.
Pourtant, quand vient la fin, on se surprend à regretter.
Pas de l'avoir acheté, non, pensez-vous. Au contraire.
Regretter qu'il n'ait pas été fini, qu'il n'ait pas trouvé son public (à juste titre).
Regretter que pour toutes ces raisons, on ne pourra jamais jouer à la suite pourtant annoncée, ni jamais retrouver ces personnages, ni jamais connaître leur destin ultime.
De rester en plan sur le toit, dans le soleil levant, ébloui par des perspectives qui resteront vraisemblablement lettre morte.
De sorte que s'il est évident que Slitterhead n'est pas un bon jeu, on ne saurait conclure qu'il est mauvais pour autant. Il ne marquerait pas autant, sans cela. On n'aurait pas ce petit pincement en fin de partie.
Car au moment de désinstaller le jeu, ce n'est pas du soulagement, qu'on ressent, mais de la tristesse.
Et celle-ci nous habite longtemps.
Combien de jeux AAA peuvent prétendre avoir eu un tel impact ?