Sunset Overdrive est sans doute sorti au mauvais moment, pour son propre bien comme pour celui de la console qui l'accueille. En 2014, ce n'est certainement pas un grindfest overdébile qui aurait fait vendre des Xbox One par palettes entières, difficile donc de tenir rigueur à l'accueil relativement glacial qu'a reçu le titre à sa sortie. Et pourtant, derrière toutes ces couches de gore, d'excès et d'obscénités, il y a quelque chose de rafraîchissant dans le jeu de Insomniac. Une maîtrise, une retenue, une nuance, difficile de l'expliquer, mais un univers qui propose une expérience familière tout en arrivant à se distinguer avec panache.
On pensera volontiers à Ratchet & Clank, Spyro, Crackdown, Saints Row, Jet Set Radio, Dead Rising, Mirror's Edge, Infamous, Assassin's Creed, j'en passe et des meilleurs, mais à l'arrivée, une fois la manette en main, le jeu est meilleur que la somme de toutes ses parts. On aura beau se risquer à la comparaison en permanence, un sentiment prévaut : c'est bien à Sunset Overdrive que l'on joue. Ce cachet particulier, le titre le doit tant à son esthétique très cartoonesque qu'à son approche très "ludico-ludique" du jeu vidéo, puisque dans cet univers, rien ne semble avoir d'importance. Bien que l'idée du jeu qui s'assume jeu, et le revendique même, ne date pas d'hier, il faut avouer qu'en contexte l'ensemble fonctionne admirablement bien : c'est l'apocalypse, autant déconner du mieux que l'on peut. Ce qui implique donc se saper n'importe comment, débiter des conneries au kilomètre, rebondir sur tout et n'importe quoi, glisser sur l'eau, ne pas surveiller son langage, et exploser du streum à coup de batte cloutée surdimensionnée. La vie, la vraie.
Au milieu de ce joyeux bordel, Sunset Overdrive n'essaye pas de s'élever ou de paraître plus intelligent qu'il ne l'est vraiment, et c'est paradoxalement ce qui le rend le plus étonnant au milieu du paysage vidéoludique actuel. Les joueurs sont devenus tellement habitués à être pris pour des jambons à chaque jeu AAA en monde ouvert qui se rapplique, que lorsqu'un titre comme celui-ci débarque et d'un œil complice nous dit : "allez viens, on va faire les cons tous les deux", il est difficile de refuser l'invitation. Parce que c'est ça, Sunset Overdrive, du grindfest de tous les instants, avec des centaines de trucs et bidules à collectionner, des quêtes Fedex à foison, un scénario... anecdotique au mieux, des jauges à remplir, bref la même merde qu'on nous ressert à différentes sauces depuis quelques années maintenant. Pourquoi et comment j'ai pu prendre un tel pied devant ce jeu reste un mystère, même si je pense que c'est intimement lié à ce moment où l'œuvre prend elle-même conscience de sa propre médiocrité et décide d'y aller franco.
Il y a quelque chose de sublime dans cet acte autodestructeur quand on y pense. Comprendre que l'on a rien à dire, et le faire savoir de la manière la plus ostentatoire possible. Une manœuvre qui peut rapidement mal tourner et se montrer plus irritante qu'autre chose ; heureusement ici on n'en n'est pas à se balader dans des boîtes en carton et à fultoner des chèvres dans le désert afghan, et les développeurs de chez Insomniac ont fait le bon choix de l'exagération face à l'outrance pour donner de la vie (et de l'âme) à leur bébé. Forcer le trait, sans tomber dans l'excès, un véritable travail d'équilibriste, qui manque pourtant de se casser la gueule à tout instant, mais qui s'en sort toujours miraculeusement ici. Peut-être parce que l'univers est coloré, cohérent, plein de vie, possède une véritable identité. Peut-être parce que les contrôles sont extrêmement fluides, et que l'on nous explique très vite qu'en tant que personnage de jeu vidéo, notre protagoniste peut se permettre quelques libertés sympathiques avec la gravité. Ou peut-être même grâce à ce scénario qui possède l'avantage inestimable de ne servir que de prétexte, et d'en être conscient, ce qui lui permet de transformer la moindre quête à la con en quête encore plus con, à base de sangsues, de chien-robot, de lave en fusion, de groupes de rock à former et de bardes qui chantent avec des rimes en "nique sa mère". On est toujours à deux doigts de verser dans le crétinisme d'adolescent boutonneux en fait, si ce n'est grâce à la mesure dont font preuve les développeurs pour ne pas tomber dans l'excès de tout. Excessif, donc, mais pas outrancier, grossier, mais pas vulgaire. Savoir capitaliser sur ses points forts et mettre de côté les éléments qui fonctionnent moins bien, le titre d'Insomniac peut tirer une certaine fierté de cette approche tant celle-ci semble maîtrisée.
Du coup, même s'il y a pas mal de choses à y faire, le jeu n'est pas spécialement long. La campagne se boucle en une dizaine d'heures, quelques quêtes secondaires sont parsemées de-ci de-là, et les bidules à collectionner ajoutent une poignée d'heures supplémentaires à l'équation, mais il est possible de faire le tour de ce que Sunset City a à offrir en une vingtaine d'heures. C'est relativement modeste pour un jeu en monde ouvert, et c'est tant mieux : dès le début le titre ne cache jamais sa tendance à la répétitivité, et préfère brûler comme une étoile filante plutôt que de prendre le risque de commencer à être chiant à un moment donné. C'est suffisamment rare pour être signalé, et c'est surtout parfaitement raccord avec la tonalité punk du jeu, qui ne se limite pas à l'esthétique mais laisse aussi au joueur la possibilité d'être qui il souhaite pendant une poignée d'heures. Pour les plus mordus le mode multijoueur permet de renouveler l'expérience pendant quelques heures de plus, mais pour le coup on aurait préféré quelque chose avec un peu plus d'ambition que de simples missions réparties aux quatre coins de la ville. Enfin, c'est pour ma part un des rares jeux où je prends un réel plaisir à récupérer les différentes babioles réparties sur le terrain de jeu ; d'une part car il est finalement très facile de les localiser (il suffit d'acheter la carte correspondante pour révéler leur emplacement), mais surtout car, à l'instar de titres comme Crackdown ou Infamous: Second Son, les capacités du protagonistes couplées au level design très tortueux en font davantage une question de doigté que de recherche pure.
Sunset Overdrive n'est pas parfait pour autant. C'est un jeu fondamentalement déficient, qui préfèrera assumer ses propres lacunes plutôt que de chercher à les résoudre. Malgré toute la meilleure volonté du monde, ce n'est donc pas un titre qui s'adressera à tout le monde. Mais putain de bordel à couille, si vous avez encore 15 ans dans votre tête et que vous ne prenez pas un pied monstrueux en y jouant, je ne peux plus rien pour vous. Certes, le jeu a tendance à nous saturer d'informations au tout début, mais une fois un petit temps d'adaptation passé (principalement dû à des modes déplacements peu orthodoxes), quel plaisir de glisser, grinder, rebondir à travers la ville ! C'est limite si toucher le sol n'est pas un échec en soi. Si on y ajoute le cocktail d'armes invraisemblables (toutes droit tirées d'un épisode de Ratchet & Clank manifestement), le million et demi de références parsemées un peu partout (et bien mis en valeur par une excellente VF, qui pour une fois joue le jeu jusqu'au bout), la direction artistique haute en couleur (bien meilleure que l'orientation plus sérieuse que laissaient présager les premiers trailers), les ennemis à tous les coins de rue pour qui veut se la jouer bourrin, et ces grattes omniprésentes qui assaisonnent nos oreilles à chaque virée à travers Sunset City, le facteur plaisir coupable crève le plafond.
Comme quoi les choses les plus simplistes sont souvent les plus jouissives dans la vie. Godzilla qui défonce un immeuble. Un gamin qui se prend une Rickenbacker dans la gueule de la part d'une adolescente en Vespa. Écraser des tubes de dentifrice avec un rouleur compresseur. Tagger un rhinocéros posté sur un vinyle géant flottant au-dessus d'un immeuble. Jeter un ours en peluche plein d'acide à la gueule de chimères oranges pendant que l'on rebondit sur un parasol et qu'une ligne de basse bien grasse sature l'environnement sonore. Ce jeu est un pur concentré d'adolescence : expérimentation et connerie(s) à tous les étages. Bon sang ce que ça peut faire comme bien.