Suzerain
7.9
Suzerain

Jeu de Torpor Games et Fellow Traveller (2020PC)

« Laissez la politique hors du jeu vidéo »

Il y a peu de phrases qui ont hanté le jeu vidéo tel que ce fantôme. Vous la retrouvez régulièrement brandie tel un totem d’immunité protégeant le 10e art du problème que serait la politique, comme si c’était un mal. Vous savez qu’elle n’a aucun sens et vous êtes las d’en discuter. Vous pensez qu’il y a mieux à faire.

Jouer par exemple. Et ça tombe bien, vous avez ce jeu sous le coude : Suzerain. Le hasard l’a fait atterrir dans votre ludothèque et comme de trop nombreux autres jeux, vous l’avez aussitôt oublié. Ça n’est qu’un jeu obscur d’un studio inconnu après tout. Piqué par la curiosité et motivé par l’ennui, vous décidez de corriger le tir. Une brève recherche sur internet et vous découvrez Torpor Games, un studio allemand fondé en 2019. Suzerain est leur premier jeu, présenté comme un « drame politique » dans un univers fictif. Pas de politique dans le jeu vidéo qu’ils disaient, c’est ça ?

Aussitôt la page fermée, vous installez le jeu. Dix minutes plus tard, vous appuyez sur le bouton « jouer ».

Le jeu s’ouvre sur les mots d’un poète, Nazim Hikmet, qui laissent rapidement place à une introduction sous forme de frise chronologique, que vous ponctuez de vos premiers choix. Vous construisez le passé de votre personnage à la manière d’un jeu de rôle. Ce personnage, c’est Anton Raynes, 4e président du Sordland, pays dans lequel prend place l’intrigue du jeu. Cette nation, votre nation, vous apparaît dès l’introduction terminée, sous la forme d’une carte, votre désormais terrain de jeu. La partie peut commencer.

Au programme, crise économique, réformes législatives et corruption sur fond de guerre froide. Et une question : votre mandat sera-t-il un crépuscule pour un pays déjà au bord de l’abîme ou une nouvelle aube, vous élevant vers le Soleil ?

Pour y répondre, il va avant tout falloir lire. Beaucoup. Car Suzerain est un jeu textuel, jonglant entre dialogues, pensées et articles de journaux. Les mots défilent, les phrases s’enchaînent et vous prenez du plaisir à les lire. Torpor Games a eu l’intelligence de soigner l’écriture. Jamais trop descriptive, sans superflu et d’une justesse remarquable, elle stimule votre imagination et provoque toute une palette d’émotion, jusqu’à arriver à dynamiser un jeu fatalement statique.

Et cette narration centrée sur Anton Raynes fonctionne à merveille. Vous lisez à travers ses yeux et partagez la moindre de ses pensées. Vous apprenez à le connaître, lui et ses peurs, ses doutes, ses joies et ses peines. Mais en même temps, le jeu vous laisse le façonner à votre manière. Au fil des heures et des choix, vous y insufflez un peu de vous. Vous êtes Anton Raynes, le Sordland est votre nation et vous comptez bien mettre un terme à ces problèmes qui sont maintenant les vôtres.

Alors vous ne pouvez pas être qu’un lecteur. Aussi bon soit le livre, c’est à vous de choisir quelles pages tourner. Vous devez prendre des décisions. Tout le gameplay se résume à ça. Décider quoi répondre, quoi signer, quoi refuser, quoi manger… Les choix sont omniprésents et surtout opaques, vous ne savez pas toujours quelles en sont les conséquences. C’est déstabilisant au début, voire frustrant. Surtout, cela vous fait douter. Est-ce encore l’un de ces jeux qui nous promet une aventure qui s’adaptera à nos choix mais qui en réalité ne le fait jamais ?

Non. Le jeu vous répond, retient vos choix et y réagit. Mais vous avez l’impression de rester sur des rails. Vous percevez les quelques voies définis par le jeu : le choix entre capitalisme et socialisme, entre être un dictateur sanguinaire ou un réformiste salvateur, … La bascule se fait ici, c’est surtout une aventure narrative et pas vraiment une simulation de gestion politique. Parfois vous vous sentez les mains liées, ne pouvant prendre des décisions que quand le jeu vous propose de les prendre. Cependant, c’est votre aventure, vous choisissez quelle voie prendre. Et surtout tout dépend de vos choix, il n’y a aucune place pour le hasard.

Sur cette route, les rencontres se succèdent. Le jeu présente une cohorte de personnages impressionnantes. Ministres, fonctionnaires, famille, etc. Vous n’êtes jamais seuls. Vous vous attachez même à certains d’entre eux, en détestez d’autres tandis qu’une poignée vous laisse dans l’indifférence. Mais vous le sentez, quelque chose cloche. Quelque chose sonne faux. Aussi attachants ou détestables soient ils, tous ces personnages ne sont là que pour remplir une fonction bien précise, définissant toute leur personnalité et leurs limites. Ce sont des avatars idéologiques, des boussoles morales, des catalyseurs narratifs … Peu bénéficie de la même profondeur d’écriture qu’Anton, allant jusqu’à n’avoir aucune autre substance que l’unique tâche à laquelle ils doivent se consacrer pour certains. Vous soupirez, vous auriez aimé que ces personnages soient mieux écrits, surtout aux vues de la qualité scripturale du reste du jeu. Peut être êtes vous un peu sévère à chercher des défauts dans le simple but d’en trouver.

Vous savez que vous n’en trouverez pas du coté de la direction artistique. Elle vous a convaincu dès le début, sans non plus être particulièrement mémorable. Vous retenez un élément en particulier, qui a pris de l’importance au fil du jeu : la musique. La bande originale, conjugué à l’écriture, porte sur ses épaules l’ambiance du jeu. Outre sa composition d’une rare qualité, c’est son utilisation intelligente que vous discernez. Les morceaux tombent toujours justes, créant l’atmosphère que l’écriture peinerait à faire exister seule, malgré une certaine répétitivité arrivé vers la fin du jeu.

Alors oui, vous pourriez vous acharner sur des détails, comme cette barre de développement économique peu intuitive ou l’absence d’un calendrier. Vous n’en avez tout simplement pas envie. Le plaisir de jeu est présent, rien n’importe plus. Alors vous jouez avec une passion insoupçonnée, dévorant les dialogues et prenant chaque décision comme si votre propre sort en dépendait.

Finalement, au bout d’une dizaine d’heures, vous atteignez l’écran de fin. Tout ne s’est pas passé comme prévu, ça a été beaucoup plus difficile que vous ne le pensiez. Cette opacité qui vous frustrez au début est l’essence même de cette difficulté, ainsi que le ressort narratif, de par l’inconnu qu’elle crée, qui fait naître la tension du jeu. Vous comprenez maintenant que ce voile opaque est essentielle. Le jeu a pris un malin plaisir à faire surgir des crises quand vous vous y attendiez le moins, sans jamais tomber dans les facilités scénaristiques. Mais vous n’avez jamais eu le sentiment que le jeu était injuste envers vous. Vous ne pouvez pas vous arrêtez là, cette première partie n’était qu’une mise en bouche. Vous relancez donc une partie mais c’est un tout autre jeu qui commence.

Maintenant que vous connaissez le scénario et ses rebondissements, les choix à faire et les obstacles qui vont se dresser sur votre route, vous abordez le jeu différemment. Bien sûr vous pouvez profiter de la rejouabilité qu’offre les différents chemins et les différentes fins pour vivre une aventure bien différente. Mais vous pouvez aussi prendre le jeu sous un angle différent. Vous arrivez à le cerner, à voir derrière les textes et les cartes. Les mots laissent place à des nombres, les choix à des variables. Il ne reste plus qu’à trouver les bonnes valeurs pour arriver à faire le parcours parfait. L’expérience n’en est pas moins intéressante, le jeu présentant un réel défi.

La grande qualité de l’œuvre de Torpor Games est d’avoir réussi à conjuguer les deux. Tout n’est pas dit dans le jeu. Chaque choix vous fait réaliser le défi qu’est mener une politique cohérente, le dilemme qu’est d’accorder ses décisions et sa morale, la difficulté de devoir affronter son propre échec. Rien que d’imposer une première partie sans retour en arrière possible est une idée qui brille par son audace. A vos yeux, Suzerain a compris ce que devait être un jeu vidéo et il l’essaie de l’être, malgré toutes ses imperfections.

Sans vous en rendre compte, vous terminez le jeu une deuxième fois. Une vingtaine d’heures qui vous font dire que la politique dans un jeu vidéo, c’est un grand oui. Vous savez que cette œuvre est loin d’être parfaite. Parfois elle manque de recul sur elle même, elle se fait trop timide face aux sujets qu’elle aborde, elle aurait mérité un appareil critique plus assumé dans son discours. Vous avez presque envie de dire que Suzerain n’est pas assez politique.

C’est un jeu imparfait mais qui mérite qu’on y joue pour sa proposition singulière, son audace et toutes les qualités qu’il réussit à avoir.

Vous ne voulez pas terminer sans évoquer une dernière chose : la poésie. A plusieurs reprises, le jeu vous propose de déclamer des poèmes, pour des moments d’une précieuse sincérité. Alors pour conclure, vous aussi vous voulez terminer sur un poème de Nazim Hikmet.

Leurs chants sont plus beaux que les hommes,

plus lourds d’espoir,

plus tristes,

plus durables.

Plus que les hommes j’ai aimé leurs chants

J’ai pu vivre sans les hommes

jamais sans les chants ;

il m’est arrivé d’être infidèle

à ma bien aimée,

jamais au chant que j’ai chanté pour elle ;

jamais non plus les chants ne m’ont trompé.

Quelle que soit leur langue

j’ai toujours compris tous les chants.

En ce monde,

de tout ce que j’ai pu boire

et manger,

de tous les pays où j’ai voyagé,

de tout ce que j’ai pu voir et entendre,

de tout ce que j’ai pu toucher

et comprendre,

rien, rien

ne m’a rendu jamais aussi heureux

que les chants.

DMNK-919
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le 6 nov. 2023

Critique lue 157 fois

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