Critique publiée à l'origine sur Etoile et champignon.fr
Le monde S.F. de Tacoma est un peu le futur rêvé par les patrons des GAFA : en l’an 2088, l’homme a colonisé l’espace voisin de plusieurs stations spatiales et vaisseaux de tourisme, sous l’égide de grandes firmes contrôlant la plupart des activités humaines. Dans ce contexte assez terrifiant, que le jeu restitue de façon subtile, on incarne une sous-traitante du nom d’Amy, missionnée par la Venturis Corporation pour récupérer l’I.A. en charge d’une station spatiale, dont l’équipage a mystérieusement disparu : ce sera l’occasion, pour le joueur, de reconstituer les événements qui ont menés à un possible drame et de tenter d’en comprendre leur cause.
Reprenant le principe de l’excellent Gone Home (du même studio Fullbright), l’histoire de Tacoma se raconte par le biais d’objets et de messages dispersés dans le décor – une note sur un frigo, une photo dans un casier, une lettre sur une table -, pointant vers un mystérieux passé que l’on doit démêler en fouinant dans l’intimité de personnages, en faisant littéralement leurs fond de tiroir à la recherche des secrets qui nous éclaireront sur leur sort. S’il s’appuie toujours sur les objets et traces écrites pour faire avancer son récit, Tacoma se dote d’un nouvel outil narratif qui se veut plus immersif : notre héroïne peut assister à des moments de vie de l’équipage, sous la forme de scénettes explorables où les personnages sont représentés par des silhouettes colorées.
Contrairement à Return of the Obra Dinn, qui faisait d’un procédé similaire la source d’énigmes complexes, le seul enjeu dans Tacoma est la reconstitution du passé, à peine entravé par deux ou trois codes à noter pour ouvrir ici un casier, là un ordinateur ou une porte. L’important n’est pas que quelque chose nous résiste ludiquement, mais que l’on entre activement dans l’histoire, ce en quoi le jeu parvient à nous engager : le sort de l’équipage du Tacoma se suit avec un intérêt croissant à mesure que l’on comprend les dessous de l’affaire et son fond humaniste, mettant en jeu la rapacité criminelle des grandes sociétés et leur souverain mépris pour les « forces vives » qu’elles emploient. Il est appréciable de se trouver en présence d’une histoire qui prend, même naïvement, le parti d’une humanité compatissante, jusque dans sa belle idée d’une I.A. dotée de conscience morale, elle aussi partie prenante de l’indignation générale vers laquelle s’achemine le récit, et dont la découverte progressive est l’un des meilleurs ressorts du jeu.
On est moins convaincu par les autres personnages, à peine esquissés lors de scénettes trop timides et trop courtes pour nous faire nous sentir concernés. Plutôt que de rentrer dans le détail de leur quotidien, de leurs relations ou de leurs émotions, les enregistrements se limitent à des fragments anecdotiques qui laissent penser que l’équipe de développement n’a pas su concrétiser l’idée qu’elle s’en était faite, en trouvant quoi leur faire dire et comment les faire agir.
Cette impression d’inconsistance générale est renforcée par les silhouettes sans contour ni expression qui remplacent les vrais corps, sans doute pour des raisons économiques que l’on conçoit parfaitement (moins d’animations et de textures à concevoir égalent budget et temps de développement moins élevés), mais qui n’en vident pas moins les scènes d’une partie de leur impact alors qu’elles étaient sensées créer un effet de « présence physique » au moment. On note également l’ironie involontaire d’un procédé qui dématerialise les personnages alors même que le studio avait mis un point d’orgue à représenter des physionomies hors des standards de minceur et de taille, neutralisant son intention de montrer tout type de corps comme acceptables (car alors, pourquoi les cacher ?).
Le choix du lieu est un autre symptôme de ce manque d’incarnation : à l’inverse de la vieille bâtisse de Gone Home, dont l’encombrement général donnait l’impression d’un endroit vraiment habité, la station spatiale de Tacoma nous a semblée inversement vide de choses à voir, aseptisée et trop bien rangée pour être un lieu de vie, sauf peut-être dans les quartiers de la bordélique Natali qui, incidemment, est le personnage le plus réussi, celui dont les contours sont les plus nets. Siphonnant une bonne partie de l’effort narratif, les enregistrements explorables n’étaient peut-être pas le bon outil pour le studio Fullbright, qu’on a connu moins anecdotique et plus inspiré lorsqu’il était paradoxalement « moins moderne », qu’il utilisait plus largement ses objets et traces écrites pour raconter ses personnages, et qu’il ne s’improvisait pas metteur en scène jouant « petit bras » sur l’émotion.
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