Terra Nil
6.8
Terra Nil

Jeu de Free Lives, Devolver Digital et Netflix (2023Nintendo Switch)

À Terra Nil, on a des idées (mais on n'a que du pétrole pour les faire tourner)

Comme beaucoup, je pense, j'ai été guidé vers ce jeu par cette belle idée, à la fois en termes de propos que de jeu : faire un city-builder dont la finalité soit au bout du compte l'effacement de la ville. On n'est pas là pour développer mais pour réparer. Pas là pour s'installer mais au contraire pour ne laisser aucune trace. Trop rares sont les titres qui savent à ce point coordonner leur propos à leurs idées de gameplay, alors quand, en plus de ça, ça va dans le sens d'une nouveauté qui sache s'accorder aux questionnements de notre temps, je dis « banco ».

C'est donc armé de cet état d'esprit bien disposé que je suis parti à l'aventure au sein de ce Terra Nil et, force est de constater que, globalement, dans un premier temps, il me l'a plutôt bien rendu.


Parce qu'en effet, Terra Nil se propose rapidement à nous comme étant un city-builder très accessible d'approche. On part d'une première map réduite. Le tuto nous guide bien comme il faut pour qu'on puisse comprendre l'usage de chacun des outils mis à notre disposition. L'installation de chaque dispositif implique la surbrillance d'un champ d'action prenant en considération la topographie des lieux et, si jamais on se trompe dans notre manip', il y a toujours moyen de disposer d'une fonction « CTRL+Z » pour la dernière action accomplie.

Autant dire que, couplés à la présence d'un manuel consultable à tout moment, tous ces éléments nous permettent de mettre rapidement le pied à l'étrier. C'est qu'en plus de ça, les premières maps sont assez permissives en termes de consommation de ressources, même dans les niveaux de difficulté les plus élevés, donc ça se prend plutôt bien en main, et ça sait vite se montrer gratifiant.


C'est effectivement vite gratifiant dans la mesure où nos actions impactent vite l'environnement. Une éolienne de posée, quelques épurateurs de sol d'installés, et puis enfin quelques irrigateurs de disposés, que déjà la terre aride sur laquelle on vient de débarquer reverdit. En à peine un quart d'heure, les premiers biomes émergent déjà. Un quart d'heure plus tard, des espèces multiples ont déjà recolonisé les lieux. Enfin, au bout d'une petite heure, la mission est accomplie : on remballe tout et on s'en va.

Le jeu a, qui plus est, l'intelligence de nous laisser la possibilité, en appuyant sur une touche, d'entrer en mode « contemplation », afin qu'on puisse bien se satisfaire et se gonfler de fierté face à la tâche accomplie. Il n'y a plus qu'à passer à la région suivante pour remettre ça. Tout ça coulisse très bien. Peut-être même trop bien...


Bah oui, parce qu'en effet, j'avoue que cette manière un brin expéditive de mener les choses, elle m'a presque posé souci.

En seulement deux minutes et une demi-douzaine d'infrastructures installées en un claquement de doigt, que j'avais déjà reverdi tout un lopin. Une heure plus tard, c'était toute ma map qui s'est transformée en forêt amazonienne. C'est con, mais moi, ça a un peu cassé mon immersion. Elles sortent d'où ces éoliennes ? Qui les installe ? On les fabrique avec quelles ressources ? Tout ça relève de mécaniques bien trop simplistes pour qu'on puisse vraiment s'imaginer participer à une restauration d'écosystème.

Tout se fabrique à partir d'une seule unité, la « verdure » (je suppose). Les animaux sortent de nulle part sitôt les biomes sont mis en place, comme par magie, un peu à la manière dont on récupère toutes nos installations au moment de nettoyer toute trace de notre présence. Ploup ! Un silo et – magie ! – ça aspire tout ce qu'il y avait dans le secteur et on remballe tout ça avec un overcraft bien accommodant.


L'autre souci que j'ai vite rencontré avec cette manière simple et rapide d'expédier chaque map, c'est que, du coup, avancer dans le jeu implique d'enchaîner rapidement les restaurations de territoires. Toutes les heures, voire moins avec l'habitude, c'est rebelote. On repart de rien. On reverdit le tout presto. On recréé le nombre de biomes demandé dans le niveau, avec les nouvelles contraintes posées et ainsi de suite. Or, l'air de rien, je trouve que cette manière de rythmer notre partie est totalement contreproductive. D'une part ça banalise ce qu'on fait, laissant vite s'évaporer la magie de la première restauration d'environnement. Mais en plus, ça lasse. Ça lasse d'une part à cause de la répétitivité des tâches à accomplir. Mais surtout ça lasse, faute d'enjeux ludiques qui, eux, pour le coup, ne sont pas véritablement gratifiants.


Parce que bon, globalement, ce n'est quand même pas très stimulant de se confronter aux difficultés proposées par ce Terra Nil.

Certes, il y a bien un aspect stratégique dans ce jeu, dans la mesure où il oblige à trouver un bon équilibre entre les biomes et les espèces, mais seulement voilà, à chaque fois, la difficulté ne vient pas d'un problème qu'on avait identifié et qu'on n'a pas su gérer, mais plutôt d'un problème qu'on découvre au cours de notre partie – et souvent trop tard – du fait que le jeu s'était bien gardé de nous en apprendre suffisamment sur le fonctionnement des petites nouveautés de la map.

Ah tiens, je ne peux brancher que huit appareils sur les bouées hydromotrices ? Merci d'avoir prévenu...

Et les générateurs de nuages ne peuvent pas être installés trop près les uns des autres ? Ravi de l'apprendre une fois que j'ai commencé à en installer une bonne demi-douzaine !

Et ce biome là ne crame finalement pas ? Intéressant de ne le découvrir qu'une fois que j'en ai mis bien partout dans le but – justement – de faire de la culture sur brûlis.

Mais par contre, on peut y planter des essaims dedans ?! Ah bah... Si j'avais su ça plus tôt...


Autant de découvertes qui se font sur le tas et qu'il aurait pu être sympa d'annoncer à l'avance avant qu'on ne se retrouve pas face au fait accompli, une fois que tous les biomes sont installés et qu'il devient difficile de les réajuster, même à la marge.

Tout ça m'a régulièrement amené à me retrouver coincé pour un petit pourcentage de biome manquant à la con ; situation qui m'invitait généralement à tout recommencer de zéro en mode Léodagan.

Après tout, vu qu'une map se plie en moins d'une heure, pourquoi s'emmerder ?

Non mais merde quoi... Super l'état d'esprit auquel ça incite. Encore une fois, c'est l'immersion qui en prend un coup...


De toute manière, Terra Nil n'est clairement pas optimisé pour nous inciter à jouer nos parties avec précision et anticipation. Je pense notamment aux outils mis à notre disposition qui n'aident clairement pas à une approche fine et rationalisée de notre usage des ressources. Ça manque d'ergonomie, de clarté et même parfois de lisibilité pour qu'on puisse exploiter les choses au mieux. Je pense notamment à la carte sur laquelle le jeu est infoutu de dézoomer suffisamment pour qu'on puisse voir l'intégralité de la surface que vont impacter certaines de nos installations (perso, je trouve ça juste hallucinant comme manquement). Idem, je trouve sidérant ce choix de ne pas faire suivre systématiquement le curseur par la caméra. Parfois on en vient carrément à le perdre de vue. Mais c'est quoi cette idée à la con ?

Et puis qu'est-ce que je suis censé faire de ces indicateurs, là ? Même après plusieurs heures de partie, ça reste obscur. « Telle espèce va se barrer dans deux minutes » me dit le jeu. Oui, et ? Je suis censé faire quoi ? Effectivement, la jauge de nourriture dispo semble faible, mais comment remédier à ça ? Elle bouffe quoi cette espèce ? Et ensuite, comment faire apparaitre la nourriture manquante ?

La plupart du temps, la solution c'est de bourriner au max l'humidité et les passerelles entre biomes et ensuite croiser les doigts pour qu'au moment où on remballera le matos, les jauges remontent d'elles-mêmes, ce qui se passe généralement, sans que le jeu ne sache vraiment nous dire pourquoi...

Tout ça, mis bout à bout, pousse clairement le joueur à ne pas fignoler, ne pas s'attarder, ne pas s'intéresser à ce qui se passe vraiment sur sa map, ce qui est quand même vraiment – je trouve – totalement con au regard de la démarche globale affichée par le jeu.


C'est terrible comment ce jeu avait de l'or entre les doigts pour au final ne pas en faire grand-chose, la faute à des choix totalement contreproductifs, dictés par les mauvaises stratégies.

Parce qu'en regardant comment est gaulé leur jeu, j'ai quand même l'impression que les petits gars de Five Lives ont surtout cherché à miser sur la simplicité, la gratification rapide, et le renouvellement régulier des infrastructures pour compenser un concept de city-builder dont il craignait qu'il puisse rebuter tout potentiel amateur, ce que – dans un premier temps du moins – je pourrais comprendre.

SAUF QUE, réfléchissons deux secondes. Qui va être attiré par Terra Nil au regard de ces mécaniques évidentes de city-builder ? Essentiellement (du moins c'est ce que je pense) des joueurs de city-builders ! Et qu'est-ce qui va les faire venir ces joueurs ? Pour moi, c'est là aussi évident : c'est cette approche écolo qui questionne le genre même de city-builder ! D'une certaine manière d'ailleurs, c'est vrai que Terra Nil est peut-être davantage pensé comme un Tactical-RPG plutôt que comme un pur city-builder, histoire justement de dynamiser au mieux les parties, j'entends. Mais c'est sûrement là l'erreur de stratégie commise par Five Lives, je pense.

Parce qu'encore une fois, qu'est-ce qui fait que des gens vont être attirés par ce jeu ? Si ce qui les attire, c'est vraiment cette approche innovante (et d'actualité) qui consiste à prendre le contrepied de la logique d'artificialisation des sols propres aux city-builders, alors dans ce cas il fallait aller jusqu'au bout de son idée. Le contrepied de cette philosophie-là, c'était le temps long, c'était l'observation, l'adaptation au milieu, c'était la politique des petits pas et des ajustements réguliers, jusqu'à ce qu'on se laisse surprendre par la mise en place d'une mécanique naturelle qui commence à s'autoalimenter sans qu'on ait à intervenir dessus.

Pour moi c'est ça qu'il fallait faire, et c'est malheureusement ce que Five Lives n'a pas su proposer.


La première grosse erreur, notamment, c'est d'avoir pensé notre partie comme un enchaînement rapide de maps. Non, il aurait fallu nous laisser sur une seule et unique carte pendant des heures et des heures, à la façon d'un city-builder justement, sauf que là, au lieu de se régaler à voir comment, progressivement, on passe d'une petite bourgade à une gigantesque métropole, on se serait juste extasié à voir soudainement une touffe d'herbe pousser à côté d'un forage hydraulique.

Favoriser le temps long, l'apprivoisement du milieu, l'observation fine qui invite aux petits ajustements, aux installations à réfléchir avant de les installer... Et c'est là qu'on arrive selon moi à la seconde grosse erreur de ce jeu : il est trop simpliste dans ses mécaniques.

On ne retrouve pas dans Terra Nil ces enjeux propres à la préservation d'un écosystème, voire aux jeux de gestion tout court. Trop peu intervenir, c'est ne pas donner le kick nécessaire à la revitalisation de l'endroit, mais trop intervenir, c'est occuper davantage l'espace, artificialiser les terres, générer du déchet, polluer les sols, rejeter des produits toxiques dans l'air, consommer et réduire des ressources qui seront pourtant indispensables en grosses quantités pour redémarrer par la suite l'écosystème, comme l'eau par exemple... Autant d'enjeux qui auraient obligé à nous questionner sur chaque geste, à peser le pour et le contre pour chaque action, bref, à s'éveiller à une pensée écologique quoi !

Alors oui, c'est peut-être moins fun et moins accessible, mais est-ce que ce n'était pas ÇA que sont justement venus chercher les curieux que le concept original de Terra Nil a su drainer ? Est-ce qu'ils n'auraient pas préféré ça à une logique de parties jetables qu'on enchaîne puis qu'on abandonne derrière soi ?

(Bien sûr, cette question était purement rhétorique, je pense que vous l'aurez compris...)


Après, il y a peut-être aussi d'autres explications à de tels choix de développement.

On ne va pas se mentir : développer un city-builder plus classique comme je viens de l'énoncer, c'est quand même plus compliqué et surtout plus gourmand en termes de ressources. Il suffit de voir comment la Switch crache ses poumons à chaque animation un peu exigeante pour comprendre qu'aussi, les petits gars de chez Five Lives ont peut-être aussi fait avec ce qu'ils pouvaient, ce qui s'entend.

Et puis reste enfin une dernière hypothèse, pas la plus flatteuse, mais aussi pas forcément la plus improbable. Cette hypothèse, c'est celle qui considère que, éventuellement, si Five Lives a fait tout ces choix à la con, c'est aussi peut-être parce que c'était plus facile et qu'ils estimaient qu'ils avaient déjà suffisamment de quoi appâter le chaland avec leur concept original. Or, je vous l'avoue : c'est une piste que je ne peux pas m'empêcher de privilégier.


Parce qu'on ne va pas se mentir, il pue quand même pas mal la facilité, ce Terra Nil. Certes le jeu est propre : là-dessus, pas grand-chose à redire. Il y a un soin évident apporté aux animations et au fait que tout ça se combine bien ensemble. Ça sent le polish. Sur ce point, je suis d'accord avec ceux qui diraient qu'on ne s'est pas foutu de nous. Mais par contre, en termes de créativité, c'est quand même vachement tristoune. Il suffit de se pencher sur les infrastructures mises à notre disposition pour se rendre compte qu'on ne s'est pas vraiment foulé pour réfléchir à des mécaniques au moins un peu vraisemblables de régénération d'un écosystème. Et si d'un côté je comprends qu'on n'ait pas voulu trop se complexifier la tâche afin que ça reste compréhensible et ludique, de l'autre je regrette qu'on n'ait même pas vraiment cherché à creuser le concept mis en avant.

En fait, à bien y regarder, pour faire leur Terra Nil, Five Lives se sont simplement contentés de partir d'un jeu de gestion lambda, dont ils n'ont repris que les mécaniques primaires, et puis ils ont rebadigeonné ça avec des skins écolos, sans vraiment aller bien plus loin.

C'est ce qui explique selon moi que, passé quelques petites heures de jeu, Terra Nil, on s'ennuie.

Ça lasse parce qu'au fond, ludiquement parlant, ça reste assez basique et creux.


Et c'est là que, pour moi, il y a quand même une petite entourloupe de la part de ce Terra Nil. Une entourloupe qu'on ne connait malheureusement que trop bien dans l'univers du jeu indé. Cette entourloupe, c'est celle du jeu-concept qui se cache derrière son concept pour oublier d'être pleinement un jeu. Minit, Chicory, Carto, Schim, Arise... Quelques titres par lesquels je suis personnellement passés et dont la liste est en fait longue, très longue, et à laquelle il faudrait désormais rajouter le nom de ce Terra Nil. Une liste de jeux qui sont certes toujours réalisés proprement, avec une patte formelle qui leur donne une personnalité certaine, mais qui, ludiquement parlant, se révèlent dune consternante superficialité.

Et je m'étonne d'ailleurs de ne pas en vouloir plus que ça à Terra Nil, parce que, l'air de rien, à s'être risqué sur le terrain de la vertu écolo pour au final n'y reproduire que les mécaniques qui sont justement au cœur de l'actuelle crise écologique, ce jeu réveille clairement chez moi toutes les crispations liées au greenwashing que beaucoup d'acteurs économiques, politiques et culturels du moment ont particulièrement tendance à mobiliser pour mon plus grand énervement.

Seulement, comme quoi, je sais être aussi magnanime. Malgré l'entourloupe, je retiens au final de Terra Nil qu'il aura su entretenir l'illusion quelques heures, stimulant une idée qui a au moins eu ce mérite d'être posée sur la table.

En espérant donc qu'un jour peut-être, un autre studio plus consciencieux saura se saisir de cette graine à peine arrosée, pour en faire un terrain vidéoludique bien irrigué.

Créée

le 10 avr. 2025

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