Majora's Mask est mon jeu préféré. Voilà, c'est lâché.
Maintenant, il va me falloir accomplir plusieurs choses à travers cette chronique ; d'abord, vous convaincre que je suis un joueur difficile et exigeant et que cette première place dans mon coeur n'est pas un titre vain et facile à obtenir. Ensuite, que mes goûts sont assez bons pour ne pas reposer sur du vent, ou sur un simple attachement personnel que vous seriez en droit de ne pas partager. Non, je vais vous expliquer pourquoi Majora's Mask est une oeuvre qui marque tous ceux qui y jouent, souvent en bien, parfois en mal, sans jamais laisser indifférent. Installez vous, mettez votre masque et plongeon ensemble dans un monde étrange où rien n'est ce qu'il semble être. C'est parti !
Majora's Mask est un projet curieux depuis sa conception. Après la réussite critique et commerciale de Ocarina of Time, l'équipe de Myamoto planche sur une version modifiée du jeu afin d'en corser la difficulté (Ce qui donnera la Master Quest dispo en Europe à partir de la gamecube). C'est alors que le second de Myamoto, Eiji Aonuma, responsable des donjons dans OOT, a l'idée de crée un tout autre jeu avec le moteur du premier. Et le jeune développeur semble inspiré, tellement que le grand manitou accepte à la condition que la nouvelle création vienne au monde en un temps record : Six mois. Aonuma accepte et arrête de compter ses heures de travail comme ses nuits blanches. Le pari sera perdu de peu mais le projet est si prometteur qu'il n'est pas remis en question. Majora's Mask sort finalement au bout d'une petite année de développement (4 ans pour Ocarina of Time).
Le résultat est saisissant.
Si son grand frère est un monument classique, Majora's Mask est une symphonie baroque. Comme les autres oeuvres de ce mouvement, il est une "perle irrégulière" (Barroco en portugais), un objet culturel étrange, qui tord la noble figure d'Ocarina of Time pour lui imprimer une grimace empreinte de mélancolie et d'ironie tragique. C'est l'Empire contre Attaque, après le Nouvel Espoir.
Le jeu nous remet dans les bottes du Link d'OOT, en pleine perdition à la suite de sa victoire sur Ganondorf. Mal remis de ses aventures, tourmenté par la solitude, Link a reprit la route dans l'espoir de retrouver une vieille amie disparue. Sa route croise alors celle de Skull Kid, une figure familière accompagnée de deux fées et possesseur d'un étrange masque, qui lui vole son fameux ocarina ainsi que son cheval, puis pousse la cruauté jusqu'à le transformer en peste mojo et lui annoncer qu'il restera ainsi pour toujours. En s'enfuyant, Skull Kid laisse derrière lui une de ses fées qui s'associe à Link pour retrouver le lutin masqué en moins de 72h.
Car c'est là le point de départ de Majora's Mask en tant que jeu : Sitôt que l'on sort de la zone d'introduction, s'inscrivent alors en grandes lettres blanches sur fond noir ces quelques mots :
"Aube du premier jour, 72h restantes."
Et voici que le temps fait son apparition dans le jeu. Cette fois, plus question de simple voyages entre les époques ou les dimensions : le sable coule au fond du sablier et il n'y a pas de temps à perdre pour explorer le monde autour de soi et trouver un moyen d'arrêter la fin du monde : Cette énorme lune au visage terrifiant qui menace de s'écraser sur ce monde ; Termina.
Tout Majora's Mask est construit autour de cette mécanique : Comme dans le film Un Jour Sans Fin, les trois mêmes journées et nuits vont se répéter inlassablement, les PNJ vont vivre leur vie, certains événements peuvent être empêchés, certains résisteront à l'action du joueur et il importe de rester toujours alerte ; Un garçon étrange se balade à une heure inhabituelle sur le marché ? Un homme louche reste plusieurs heures au même endroit ? L'auberge n'est pas tenue par la même personne selon l'horaire ? Tous ces détails ne sont pas là par hasard et en prendre conscience aura une utilité à un moment ou un autre. Souvent, on peut passer plusieurs fois à un même endroit, devenu familier, avant de capter le détail qui cloche, la légère différence qu'on avait pas vu avant et qui change tout. Cette sensation de familiarité est renforcée par le fait que, devant développer le jeu rapidement, Aonuma a reprit l'apparence des PNJ du précédent jeu pour peupler Termina ; On croise donc souvent des silhouettes familières qui, elles, ne se souviennent pas de Link, ni du joueur, et ne s'intéressent d'ailleurs pas vraiment à lui avant qu'il n'offre de les aider, ou ne les aide parfois contre leur grès. A travers tout cela, Majora's Mask surpasse ainsi ce que Ocarina of Time réussissait déjà brillamment : donner vie à un univers crédible et immersif, tout autant que dérangeant.
Car c'est là le coup de génie du jeu, et également ce qui aura rebuté certains : Majora's Mask est mélancolique, malsain voire carrément glauque par moment. Ca n'est pas pour rien si toute l'aventure est mise sous le signe de la douleur et de sa guérison (le principal chant d'ocarina est le chant de l'apaisement). La plupart des personnages de Termina sont tourmentés, soi par de petits tracas, soi par de profondes angoisses liées à des problèmes d'une gravité immense. Le rôle de Link sera ainsi moins de combattre le mal (le méchant n'en étant d'ailleurs pas vraiment un) que de chercher à faire le bien, à agir en héros compatissant prêt à endosser les tourments des autres comme autant de masques tragiques.
Les masques sont évidemment la seconde grande dimension de gameplay nouvelle de M'sM. Outre les nombreux masques servant dans les (nombreuses !) quêtes secondaires du jeu, le joueur peut porter jusqu'à 4 masques spéciaux transformant Link en une autre race : Mojo, Goron, Zora (le dernier est une surprise). A chaque forme, un nouveau gameplay se dévoile ; la peste mojo est petite et faible mais peut tirer des projectiles et sauter sur des nénuphars, le goron est pataud mais frappe très fort et peut rouler en boule à grande vitesse (ce qui remplace très vite le cheval, tant la boule est jouissive à contrôler), le zora est lent sur terre mais peut nager très aisément, et s'avère agile au combat.
On comprends très vite en jouant que le Link humain ne suffira pas à triompher de tous les obstacles ou à résoudre toutes les énigmes de Termina, ce qui était prévisible. Ce qui l'est moins, c'est que la dimension narrative des transformations est si bien travaillée que parfois, changer ainsi de visage permet même de résoudre les problèmes des personnages secondaires voire tertiaires du jeu. On a rarement vu imbrication aussi étroite et innovante du gameplay et du scénario.
Du point de vue de sa construction, Majora's Mask est moins généreux en donjons que son aîné, temps de développement oblige. Mais il compense ce faible chiffre (5 au total, sans compter les 4 mini-donjons) par une qualité encore supérieure à ceux de Ocarina of Time. En effet, là où chaque donjon de OOT se renouvelait par l'utilisation d'un nouvel item, ceux de Majora's Mask sont drastiquement différents car ils imposent chacun de jouer avec l'aide d'un des trois nouveaux gameplay : Mojo, Goron et Zora. De plus, chacun est basé sur une architecture particulière imposant de bien appréhender le niveau en lui même pour en triompher. Aucun des 4 donjons ne se ressemble donc, le dernier constituant la synthèse des 4 formes de Link, en comptant l'humain.
Mais au delà de son aventure principale, Majora's Mask frappe en tant que fresque tragique et baroque à travers ses nombreuses quêtes secondaires : Link n'est pas un héros simplement parce qu'il oeuvre à empêcher l'apocalypse, mais aussi parce qu'il aide jusqu'au personnage le plus petit et humble à ne plus souffrir. La qualité d'écriture du jeu joue beaucoup dans l'attachement que l'on finit par ressentir pour de nombreux habitants de Termina... Et donc dans la mélancolie qui étreint le joueur lorsque, en revenant dans le temps, il efface une partie de ce qu'il a pu accomplir. Car il est physiquement impossible d'aider tout le monde en 72h, même ralenties, et il faudra toujours rester raisonnable dans ses ambitions ainsi que planifier correctement ce que l'on compte accomplir lors de l'un des runs de 3 jours. D'où un sentiment d'absurde qui peut démoraliser le joueur lors de quêtes secondaires longues et ardues comme celle de Romani ou de Anju et Kafei, où l'on a parfois l'impression d'oeuvrer de son mieux... dans le vide. Ce sentiment culmine lors du final grandiose de l'aventure, qui parvient néanmoins brillamment à conclure cette semi-tragédie, en forme de farce cruelle mais formatrice.
Majora's Mask n'est pas une oeuvre facile, c'est un jeu âpre, qui ne tient pas la main du joueur et exige beaucoup de lui, mais qui parvient à emporter toute résistance en moi par la profondeur de son univers et la maturité des thèmes qu'il traite, par ce ton si particulier à mi chemin entre les peurs d'enfant et les angoisses d'adulte, par cet attachement à ses personnages et à l'humain en général. Ocarina of Time imposait un rôle de héros au joueur, Majora's Mask lui pose la question ; C'est quoi un héros ? Est-ce qu'un héros peut être quelqu'un d'autre, en dessous du masque ?
Plus qu'un grand jeu, une grande oeuvre.