« Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
[...] »
En me lançant dans la lecture de Primo Levi et dans This War of Mine en parallèle (et ce, totalement par hasard), je ne me doutais pas que je risquais de devoir affronter une dépression chronique sertie d'un désespoir total envers le genre humain. D'une part, un témoignage d'une objectivité glaciale. De l'autre, un jeu de survie ambitieux. Et des deux côtés, une expérience sociologique sans précédent.
Votre première partie de This War of Mine sera forcément chaotique, et pourtant selon moi symptomatique de ce qui se serait plus ou moins réellement passé si vous vous étiez retrouvé plongé au sein de cette guerre civile. À titre personnel, Pavle s'est fait abattre vers le quinzième jour en voulant sauver une femme des mains baladeuses d'un militaire ivre. Pavle est donc mort avec son sac à dos rempli de provisions, et la femme s'est faite violer. Pendant ce temps, au campement, des pillards ont massacré mes réserves de vivres, blessant gravement Katia et Bruno au passage, qui sombrèrent alors dans la dépression et dans la maladie. Bruno finit par partir du logement en pleine nuit en emportant toutes les provisions. Laissée pour morte, Katia n'eut même plus la force de se déplacer jusqu'au frigo chercher le peu de nourriture qu'il lui restait, quand bien même elle mourait de faim. Elle finit par se pendre dans la cuisine.
Le tour de force de 11 Bit Studios c'est que tout cela fut de ma faute, à moi, le joueur. Je ne suis pas au milieu de cette guerre (Dieu merci), mais je suis entièrement responsable, en tant que "joueur", de la survie de ces gens. Et donc entièrement responsable de leur mort.
Au prix de longues et douloureuses heures de jeu, le joueur finit par comprendre comment il faut s'organiser pour survivre : barricader ses fenêtres, ne jamais vendre de médicaments et de nourriture et se fabriquer des lits et des couteaux rythmeront alors systématiquement les débuts de partie. Mais c'est alors qu'on commence à connaître les mécaniques de survie que les choix les plus cornéliens se présentent :
- Doit-on dénoncer aux rebelles, contre une juteuse récompense, notre voisin avec qui nous avons pillé un conteneur de ressources humanitaires ?
- Doit-on sauver cette fille d'un viol imminent face à un militaire surarmé, lorsqu'on sait que nos chances de survie sont quasi nulles ?
- Doit-on laisser mourir Cveta, malade depuis 10 jours maintenant, qui ne se remet pas de sa maladie, consomme une ration par journée et des médicaments pour rester en vie, tout en étant parfaitement inutile ?
- Doit-on voler l'hôpital où un médecin vous a soigné gratuitement il y a une semaine, pour s'approprier ses quelques stocks de médicaments ?
- Doit-on voler ce couple de personnes âgées sans défense, qui vous supplie de leur laisser de quoi vivre, de ne pas les condamner à mourir ?
- A-t-on le droit de tuer cet homme qui vous agresse car il vous surprend chez vous en pleine nuit ?
... et ce n'est qu'un petit échantillon des décisions que vous aurez à prendre dans This War of Mine.
Ces décisions sont d'autant plus cruelles et impactantes qu'une fois prises, il n'y a plus de retour en arrière possible. Qu'un des protagonistes meure par inadvertance, et le jeu sauvegarde instantanément votre erreur, vous condamnant à la dépression (potentiellement réelle, si la partie est avancée).
Si This War of Mine est donc un très bon jeu de survie, et peut-être le premier jeu de guerre réaliste jamais créé, pour moi sa force va bien au-delà : il questionne l'humanité des personnages et, par transitivité, du joueur. À quel moment perd-on son humanité ? Est-il seulement possible de survivre (= terminer le jeu) sans la perdre ? Pour terminer le lien avec mon introduction, Primo Levi écrivait : « Celui qui tue est un homme, celui qui commet ou subit une injustice est un homme. Mais celui qui se laisse aller au point de partager son lit avec un cadavre, celui-là n'est pas un homme. Celui qui a attendu que son voisin finisse de mourir pour lui prendre un quart de pain, est, même s'il n'est pas fautif, plus éloigné du modèle de l'homme pensant que le plus fruste des Pygmées et le plus abominable des sadiques ». En tant que joueur, où se situe ma propre ligne de non retour ?
Alors depuis quelques jours je raisonne, en ma qualité d'homme libre ; je pense à Primo Levi, je pense à This War of Mine. Je pense à l'espèce humaine. Je réfléchis, je me questionne. Oh, rien de fondamentalement profond, mais assez pour que je laisse mon esprit s'y promener. Mon avis est donc forcément influé par ce combo, mais je n'arrive pas à me détacher de l'idée que, avec ce jeu, 11 Bit Studios a mis le doigt sur quelque chose, quelque chose d'inédit dans le monde du jeu vidéo, bien que déjà approché par certains, comme The Last of Us. Quelque chose d'humain.