Titan Chaser
5.7
Titan Chaser

Jeu de Stas Shostak (2021PlayStation 4)

Imaginez, il fait nuit noire. Le moteur ronronne. Vous roulez depuis quoi ? Des heures ? Des jours ? Des semaines, même, peut-être, au son d'une radio crachotante dont les voix semblent captées à rebrousse-temps. La tête vous tourne, vos paupières sont lourdes, le brouillard s'étend. Il n'y a pas âme qui vive, rien pour vous tirer de votre torpeur hormis des nids de poule qui vous brinquebalent sans ménagement. Les nuages sont bas dans le ciel. Tous les arbres se ressemblent. Nul ne bruisse ni ne bouge, seules les ombres s'animent par moments, dans un glapissement ou dans un froufrou - est-ce un mouvement entre les branches, un reflet dans des yeux lupins, ou êtes-vous le jouet de votre imagination ? Il flotte dans l'air comme un subtil parfum de quatrième dimension, un vague sentiment de menace, un sentiment d'ailleurs. D'autre. De néant. A tout moment, l'univers pourrait basculer sur son axe, et vous avec. Et puis soudain, au détour d'un virage : un géant, ou une chimère, ou une baleine volante. Vous pilez alors, enclenchez la marche arrière, passez en plein phare, priez très fort. Le décor se fige. Une colonne de lumière vous happe. Quand vous reprenez vos esprits, vous êtes sur le parking d'un motel endormi, au milieu de nulle part.

Voilà, peu ou prou, à quelle expérience Titan Chaser vous convie avec les moyens du (tableau de) bord, c'est-à-dire pas grand chose : deux épingles, trois trombones, des monstres en carton, un drap tendu derrière, quelques modèles 3D rudimentaires de chez Humble Bundle (peut-être), cinq ou six morceaux de musique LoFi (dont un sympathique rip-off du thème principal de Stranger Things), une (petite) map en monde ouvert, une ambiance spectrale du plus bel effet. Presque un début de chair de poule, au casque et dans l'obscurité.

Expérience, ambiance, les mots sont lâchés. Ils battent au coeur de ce titre gentiment fauché, de sa page de présentation à ses dénouements multiples, où chaque élément de gameplay (minimaliste) vient alourdir d'autant la proposition semi-narrative.

Dans les monologues de l'héroïne se reconstitue bribe par bribe le puzzle d'un univers mystérieux, feutré, tout juste esquissé, peut-être post-apocalyptique, à deux doigts de l'épiphanie, où les hommes et les monstres apprennent à composer les uns avec les autres, tant bien que mal. Surréel, à tout le moins. Un brin Lynchéen sur les bords, de par les questions qu'il laisse sans réponse (lesquelles n'ont sans doute jamais existé, du reste).

Propulsé au volant d'une caisse à savon telle qu'on n'en a pas contrôlé depuis Deadly Premonition (les vrais savent), vous allez devoir sillonner les chemins de traverse à la lueur de vos codes vacillants, bon gré, mal gré, en quête de créatures mythologiques qu'il vous reviendra de mettre sur le droit chemin, à savoir : loin des hommes et de leurs royaumes. Ceci, sans être hostile ni faire couler le sang. Car une coexistence est possible. Dans ce monde bardé de ténèbres, s'il y a un intrus, c'est nous. Il faut faire profil bas.

Après avoir dompté votre véhicule récalcitrant, spécialisé en aqua-planning sur piste sèche, puis s'être habitué à la visibilité réduite de l'habitacle, vous vous attèlerez à remplir vos missions de garde cryptoforestier, chacune d'elle se décomposant en trois étapes : le briefing, la recherche (carte à l'appui) et la découverte du talon d'Achille de votre cible, qui vous permettra de la diriger vers de lieux plus propices à son épanouissement. A quoi s’ajouteront quelques objectifs secondaires pour les amateurs de platine, et la possibilité de quitter votre voiture pour visiter cabanes en ruine et stations essence plantées au bord de la route, en vue subjective et sans voir vos pieds, avec une ombre en gros pixels qui tachent, histoire de glaner quelques informations cryptiques surnuméraires.

On l'aura lu entre les lignes : Titan Chaser n'est ni un bon jeu, ni un grand jeu. C'est le brouillon d'une belle idée, mal exploitée faute de budget plutôt que de talent. Ses mécaniques sont laborieuses, sa réalisation sommaire, sa durée de vie réduite à peau de chagrin, sa conduite sans glamour, quand bien même s'y fait-on avec de la patience. Pourtant, il a un charme fou. Comme dit précédemment : une ambiance, une vraie. Presque palpable. Un je-ne-sais-quoi d'hypnotique, d'apaisant, façon sentier au clair de lune. Un silence généreux. Tout est vide, tout est mort, mais qui sait ce qui pourrait nous attendre par-delà la colline, ou au prochain virage ? C'est à ce sentiment (éminemment fantastique, au sens littéraire du terme) que Titan Chaser donne corps, avec maladresse et sans fioritures, mais pétri d'authenticité.

De sorte qu'une fois bouclés les cinq chapitres du jeu, on se surprend à faire un dernier petit tour des lieux pour leur dire au revoir, peut-être - adieu, sans doute.

Entre les mains d'une grosse équipe, avec un budget suffisant, Titan Chaser aurait pu marquer les esprits par la puissance épurée de sa proposition créative, laquelle roule dans les traces de Death Stranding et Shadow of the Colossus. En l'état, il n'est qu'une curiosité indé comme on en programme à deux les dimanches soirs dans les garages, pleine de charme suranné et de promesses pas tout à fait tenues, vendu à sa juste valeur ludique, mais qui saura séduire ceux qui aiment les raccourcis qu'on ne trouve jamais, la nuit à la lueur des phares, et l'univers sans hommes pour le défigurer.

Liehd
6
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le 7 nov. 2023

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Liehd

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