L'île déserte : les Étasuniens

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CRITIQUE INSIDE ↓

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Faulkner déploie pour raconter le destin entrecroisé de ses quatre héros, un formidable dispositif narratif permettant une intrication de différentes nappes temporelles qui s’entrecroisent sans jamais perdre le fil directeur : le destin de Christmas, un orphelin blanc pourchassé par la malédiction d’avoir dans ses veines du sang noir. Moins de romantisme dans le style, mais une fougue sans pareil du récit permettant comme toujours de lier le destin personnel de chaque personnage aux déchirures du Sud des Etats Unis où règnent le racisme, la misogynie et la violence d’un monde aux repères troublés par la grande défaite de la Guerre Civile.

« La rue, toujours paisible, était, à cette heure-là, complètement déserte. Elle menait à la gare, à travers Freedman Town, le quartier noir. A sept heures, il aurait rencontré quelques personnes blanches ou noires, en route vers la place ou vers le cinéma. A neuf heures et demie, ils rentreraient chez eux. Mais le cinéma n’étais pas encore fini, et il avait la rue pour lui tout seul. Il marchait, passant encore entre des maisons de blancs. D’un réverbère à l’autre, les ombres lourdes des feuilles de chênes et d’érables glissaient sur sa chemise blanche comme des rubans de velours noir. Rien ne semble plus solitaire qu’un homme corpulent dans une rue abandonnée. Cependant, bien qu’il ne fût ni gros, ni grand, il arrivait à paraitre plus seul qu’un poteau télégraphique isolé au milieu d’un désert. Dans la large rue vide, rayée d’ombres, il ressemblait à un fantôme, à un esprit qui, sorti de son propre royaume, se serait perdu »

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J'avoue, pendant les 30 première pages, c'est uniquement la réputation du livre qui m'a empêché d'abandonner ma lecture. Et puis soudain, sans crier gare, la sauce a pris, et passant d'un désarroi complet à une excitation grandissante, je n’ai plus pu lâcher le livre, ce qui m’arrive rarement. Ce mélange d’incroyable pessimisme et de tristesse pudique, cette façon unique que Dos Passos a de mêler les voix, les scènes, les personnages, dans un rythme syncopé tenant à la fois du jazz et du montage vertovien m’a subjugué, bouleversé, conquis. Dos Passos est à la fois très sobre, très retenu, et complètement au coeur des choses. Les aventures de ses héros n’ont rien de saillant, et j’imagine à quel point il doit être facile de ne pas s’intéresser à cette longue plongée dans l’absurde condition humaine, très loin par exemple de la brillance d’un Steinbeck. Moi ça m’a fait l’effet de ces tableaux du XVIIe où la nature est foisonnante, torturée, les couleurs bouillonnent, et rendrait presque imperceptible les minuscules personnages tapis dans les recoins, qui d’apparaitre si peu en prennent une force démultipliée. John, tu m’as bien eu.

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Etoile filante dans le ciel des lettres américaines, Thomas Wolfe aura tout de même réussi à écrire des milliers de pages sur presque rien avant de mourir à 37 ans. Mais ici encore plus qu’ailleurs, c’est la forme qui éblouit avant tout, comme si Thomas avait ce don si rare : pouvoir parler de n’importe quoi et en faire quelque chose d’immense, de sublime, transfigurer le quotidien grâce à la simple façon de le retranscrire. Sa chronique des jeunes années d’Eugène n’a finalement rien de très originale dans le fond, et pourtant on s’accroche à ses phrases comme s’il s’agissait d’un roman policier. Le plus extraordinaire est l’apparente simplicité de ses procédés : il alpague le lecteur par petites touches, grâce à de légers décalages, d’imperceptibles fissures, qui soudain laisse exploser des fulgurances inouïes dont l’onde de choc continue à nous faire trembler pendant que le flot faussement anodin de la narration reprend. Beaucoup d’humilité, beaucoup d’humanité, et un sens aigu de la poésie du quotidien animent ce portrait d’un écorché vif qui tente malgré tout de vivre avec les autres, en équilibre instable entre espoir fou et désillusion absolue.

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Steinbeck ayant toujours professé pour Anderson une vénération émue, il fallait bien que j’aille voir de ce côté-là. Première originalité, formelle (et que reprendra un peu Steinbeck dans les Pâturages du Ciel) : ne pas choisir entre le recueil de nouvelles et le roman. Disons que c’est un roman dont l’intrigue générale est pratiquement effacée, ou des nouvelles tellement connectées ensemble - une série de portraits des habitants de la petite ville de Winesburg- que la discontinuité diégétique n’existe pratiquement plus. La grande force de ce procédé, et du style d’Anderson qui l’accompagne, c’est de ne pas abattre ses cartes d’emblée. A tel point que ne sachant pas trop dans quoi je m’aventurais, les 50 premières pages ont été loin de me convaincre. Un tableau rural bien charpenté, mais qui tourne vaguement à vide. Sauf quelques détails. Et quelques phrases. Puis plus de détails, à mesure que les personnages s’additionnent, reviennent, interagissent. Puis plus de phrases, plus de situations, plus de surprises. Jusqu’à devenir totalement prenant, une fois la méthode comprise et assimilée : « Winesburg en Ohio » est bien un roman, un roman d’apprentissage, en pointillé, sans mode d’emploi ni pour le lecteur ni pour son personnage principal, qui laisse affleurer sur la toile, par petites touches, un portrait final impressionnant de nuance et de respect.

"Le garçon fut honteux, mais assez content tout de même : "c'est une bonne chose d'avoir honte, cela m'apprend des choses nouvelles", confia-t-il à sa grand'mere, qui ne sut pas ce que voulait dire le jeune garçon, mais qui l'aimait assez pour que cela lui fût égal de comprendre ou non."

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Texte mythique s’il en est, j’ai longtemps cru que le lire ne pourrait pas y ajouter grand chose. C’était bien sûr totalement faux !
Le plus fascinant peut-être est le piège que met en place Kerouac : réussir haut la main un récit à la limite de l’impossible - oh liberté, oh égalité, oh fraternité - pour donner envie aux générations d’écrivains à venir de faire pareil, tout en s’assurant qu’en fait personne n’y arrivera comme lui.

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Quand il écrit Free Air en 1919 (eh oui, encore un big up pour les traducteurs ! ils ont fait fort) Lewis n’est personne. L’année d’après tout va changer avec Main Street, un des plus gros succès de librairie du premier XXe siècle, tableau cruel de la vie de province qui lui fera réitérer dans la même direction dès 1922 avec Babbit, le poussant toujours plus à creuser cette veine de satiriste désenchanté du rêve américain. Mais ici, on est exactement à l’opposé de tout ça : roman de la jeunesse libre, du non-conformisme, du bonheur de l’aventure, Free Air est une pochade merveilleuse, traversée de l’Ouest américain en voiture sous forme de road book amoureux. Claire est une riche héritière férue d’automobile, ayant décidé de balader son vieux Papa de Minneapolis à Seattle (2000 kilomètres tout de même, ce qui en 1919 relève de l’exploit). Milt, lui, est un jeune homme pauvre, garagiste de son état, qui tombe fou amoureux de la donzelle alors qu’il ne l’a vu que deux minutes dans son garage, juste le temps de décider de tout abandonner pour conquérir la belle, chemin faisant ! Porté par son sujet, Lewis est crépitant, hilarant, infatigable, ingénieux, et le bonheur qu’il prend à raconter les mésaventures de ces deux tourtereaux que tout devrait séparer n’est pas seulement palpable, il est surtout communicatif.