A l'époque où Penn Warren était un peu connu, on le comparait, voire l'opposait, volontiers à l'autre écrivain du Sud : Faulkner. C'est à la fois flatteur et pas très juste. Evidemment les deux romanciers ancrent leurs oeuvres dans le même terreau, la même ambiance poisseuse et étouffante, mais Warren a suffisamment de talent et d'autonomie pour qu'on l'aborde pour ce qu'il a écrit. En l'occurrence un putain de bouquin.
J'imagine que ce mille-feuille aussi original dans son ton, dans sa forme que dans son propos, doit beaucoup décevoir : trop philosophique pour ceux qui croyait tomber sur un polar politique, trop romanesque pour ceux qui préfèrent les traités purs et durs sur le sens de la vie. Moi j'y vois à la fois une très grande lucidité - comment espérer établir des niveaux de réalités au sein du Réel alors que tout, toujours, y est inextricablement mêlé - et une merveilleuse efficacité (pour une fois que ce terme peut être compris dans un sens positif !) : chaque facette du roman, de la plus concrète à la plus abstraite, joue et interagit avec les autres, pour les éclairer d'une lumière oblique. On ne sait plus si les magouilles politiques virent à l'enquête métaphysique, ou si les problèmes universels du Moi et du Monde ne peuvent se résumer qu'à d'atroces compromis pragmatiques, toujours est-il qu'on a du mal à abandonner la lecture de ce curieux fleuve aux multiples remous.
Ce qui est frappant, je trouve, tant l'exercice pour un romancier est délicat, c'est que Penn Warren est un auteur intelligent. Pas un intello, pas un cérébral, non non, un auteur intelligent. Qui n'abandonne ni sensations, ni sentiments, ni errements, ni suspens, mais qui relie toutes ces choses entre elles, les plus impalpables comme les plus triviales, pour essayer d'en tirer un sens. Essayer de mettre un peu d'ordre non dans le bordel ambiant mais dans le regard et l'esprit de celui qui essaye de l'appréhender. Car l'immense réussite des Fous du Roi reste à mes yeux la façon dont Warren réussit à construire un personnage-narrateur aussi complexe et passionnant que Burden (Fardeau le bien nommé ! ), aux prises avec son passé, ses fantômes, ses contradictions, ses envies, ses dégouts. Sans aucun manichéisme mais beaucoup d'humour, c'est Burden qui se coltine la dure tâche de vivre, ce qui est encore plus compliqué au sein d'un roman que dans la "vraie vie". Son chemin, tout en zigzag, est passionnant, et les conclusions auxquelles il aboutit bien ambiguës. Il n'y a pas de quoi s'en étonner : après tout, les explications servent à expliquer, pas à comprendre.