Une somme. 575 pages, il fallait au moins cela pour revenir sur 120 ans de prix Goncourt, année après année. Et encore, c'est mon regret principal, j'aurais aimé que ce soit plus long : bien que les auteur-ices soient historien-nes, des universitaires tout ce qu'il y a de plus sérieux, le livre est dépourvu de toute note, source ou documentation. On est obligé de les croire sur parole. Je comprends le parti pris éditorial - que je salue par ailleurs - de publier un livre "grand public", disons non-universitaire sur un sujet somme toute assez pointu en le dépouillant des lourdeurs de la rigueur scientifique. Mais quand même. Autre regret, les petites blagues et ironies faciles ici ou là pour rendre ça plus lisible. Le propos est passionnant en soi et se suffit à lui-même.
Créé en 1903, le prix Goncourt fête cette année ses 120 ans. Les auteur-ices reviennent, en 120 entrées chronologiques, sur le livre et l'auteur-ice lauréats, tout en reconstituant le contexte du champ littéraire de l'époque, la réception critique des livres en compétition et la réception du prix. Sans oublier les innombrables polémiques dont le Goncourt a le secret. Il est intéressant de constater la vitesse et la facilité avec lesquelles les prix littéraires se sont imposés, à commencer par le premier d'entre-eux (le Femina est fondé en réaction au Goncourt seulement 1 an après sa création !), comme des institutions incontournables du champ littéraire tout en attirant les mêmes critiques (j'insiste) sur leur principe il y a 120 ans qu'aujourd'hui. Il est amusant de constater que les détracteurs les plus féroces des prix, et du Goncourt en particulier, changent radicalement leur discours quand ils le reçoivent (l'éditrice d'Actes Sud Françoise Nyssen) ou ont l'opportunité d'intégrer l'Académie (André Billy jadis, Bernard Pivot plus récemment).
Il est très difficile de résumer ce livre tant il est riche et foisonnant. Les auteurs condensent 120 ans de vie littéraire et offrent une vision panoramique du siècle dernier à partir de l'Académie Goncourt : les deux guerres mondiales, la collaboration y compris au sein du jury, tous les courants littéraires du siècle, du surréalisme à l'autofiction en passant par l'existentialisme, les Hussards et le Nouveau Roman, les critiques récurrentes à propos des querelles d'éditeurs, l'entrisme de Gallimard puis de Grasset à l'Académie, les conflits avec les jurys des autres prix...
Le secret de la longévité de l'Académie Goncourt tient dans quelques tensions fondatrices, matricielles, jamais résolues, permettant son renouvellement permanent : l'attachement au réalisme et au naturalisme, provoquant la méfiance vis-à-vis des courants littéraires ; un apolitisme, ou plutôt la pluralité politique : au début du siècle, le monarchiste Léon Daudet siégeait à côté de l'anarchiste Lucien Descaves ; le communiste et membre du comité central du PCF André Stil cohabitait après-guerre avec le hussard François Nourissier et la socialiste Edmonde Charles-Roux... Le Goncourt est tiraillé entre sa définition originelle de prix de découverte, et la place qu'il a prise de prix de consécration. En consacrant de jeunes auteurs inconnus, l'Académie prend un double-risque : se ridiculiser en "ratant" des auteurs que la postérité retiendra (Celine, Mac Orlan, Gide, Colette, Giraudoux...), et infliger la "malédiction du Goncourt". On ne se représente pas bien que la médiatisation du prix a commencé très tôt et pris une ampleur sans commune mesure avec l'apparition de la télévision (certains lauréats ne se remettent pas de cette médiatisation à outrance et des attentes qu'elle provoque, et arrêtent d'écrire). Cette tension est bien visible aujourd'hui : combien de lauréats d'avant 1945 (voir après) sont entrés dans l'histoire littéraire ? Proust (1919) et Malraux (1933) ne font que 2 sur une quarantaine. Qui se souvient de John-Antoine Nau, le premier lauréat, de Henri Deberly (1926), de Guy Mazeline (1932) ? Les 200 premières pages du livre sont peuplées d'inconnus. Ce dilemme est doublé d'une interrogation sur la nature du prix : récompense-t-il la qualité littéraire intrinsèque d'une oeuvre (si une telle chose existe), ou les jurés doivent-ils prendre en compte que le Goncourt sera acheté par des centaines de milliers de personnes (les auteurs indiquent une moyenne de 300 000 exemplaires) ? Le prix récompense-t-il un livre en particulier, ou salue-t-il l'ensemble d'une oeuvre littéraire ? Le débat entre littérature et rôle socio-économique du prix a encore provoqué une polémique l'année dernière : le Président Didier Decoin fit jouer sa double-voix en faveur de Brigitte Giraud contre Giuliano da Empoli, déjà primé par l'Académie française, en argumentant qu'il valait mieux primer deux livres plutôt qu'un seul pour le bien du milieu de l'édition.
Outre ces débats fondamentaux égrenés dans l'ensemble du livre, on y trouve également nombre d'anecdotes croustillantes : l'immense Colette arrivant toujours en retard, Virginie Despentes qualifiant ses nouveaux collègues de "cools" (p.544) - il n'y a vraiment que Despentes pour dire des académiciens Goncourt qu'ils sont cools -, les toujours-goncourables-et-jamais-goncourisés Bernard-Henri Levy, Philippe Labro et Marc Lambron, la manie un peu mesquine du Goncourt de voler des jurées au Femina... 120 ans de Prix Goncourt n'est pas didactique, on y rencontre des personnages inoubliables : l'anarchiste Lucien Descaves tonitruant et boycottant les repas à la moindre contrariété, le collabo Sacha Guitry et ses manières de diva, Jean Giono et Raymond Queneau votant systématiquement pour les livres de leur éditeur Gallimard même quand ils ne sont plus sur les listes, l'intriguant François Nourissier, la truculente Présidente Edmonde Charles-Roux, qui fixe en 2008 la limite d'âge des jurés à 80 ans alors qu'elle est elle-même âgée de 87 ans et ne quittera le jury que 8 ans plus tard... 575 pages, ça fait peur, mais c'est une véritable traversée de l'histoire littéraire française que propose ce livre. On lit en apnée. On y replonge.
Sa bonne fortune, il [Francis Walder, lauréat 1958] la doit à Giono et Raymond Queneau, touchés par la qualité éditoriale d'un livre qui paraît de plus chez Gallimard. Pierre Assouline raconte que Giono ne lit guère, et lorsqu'il monte à Paris rejoindre ses collègues place Gaillon, il commence par s'arrêter rue Sébastien-Bottin où il prend conseil auprès de Gaston Ier lui-même. Ce dernier pousse l'amabilité jusqu'à lui rédiger des arguments sur de petites fiches. (p.253-254)