Il faut écrire ce qu’on ignore. Jolie proposition. Personne ne saura jamais avec précision ce qu’il se passa ce jour-là. On peut reconstituer à partir de documents, travail d’historien, et imaginer pour combler les vides, travail de l’écrivain. Eric Vuillard s’est attelé à la tâche.
Avec brio, car l’homme a du style. Son écriture est même étonnamment littéraire pour un Goncourt – prix qui se veut accessible au grand public, donc pas trop difficile à lire. De la révolte contre Jean-Baptiste Réveillon, l’homme qui voulut… baisser les salaires, jusqu’à la « pluie de papier », Vuillard nous conte l’événement qui fit basculer la France vers la République.
Il oppose la toute petite caste de privilégiés, gorgée de superflu, au peuple laborieux. Un nom, un métier : ainsi chacun se caractérise-t-il. Nommer quelqu’un que l’Histoire a oublié, c’est lui redonner sa juste place. Ça commence page 44 :
Antoine Salochon, cocher, s’excite. Jean Morin, tailleur de pierre, s’excite. Au marché Saint-Martin, les tonneliers s’excitent, les loueuses de chaises, les vendeuses de harengs ou de betterave s’excitent. Chez Bonneau, entre deux baquets de vaisselle, Charles Glaive, papetier, s’excite. Milou, tabletier, s’excite. Jean Robert, serrurier, Chorier, tapissier, Picollet, imprimeur, s’excitent. Dans tous les cabarets, on lève les pintes de plomb, les verres de grès, on trinque à la bière et à l’eau-de-vie, on grimpe sur les tabourets.
… et reprend, crescendo, pages 84 à 92, avec pas moins de neuf pages consacrées à des noms associés à des métiers ou à des origines. On prend conscience, au passage, de la multitude de métiers artisanaux qui ont aujourd’hui disparu. Sans parler des « loueuses de chaises », des « marchandes d’épingles » (!) ou des « porteurs d’eau » ! Et je ne saurais dire ce qu’est un corroyeur, un ferblantier ou un passementier…
Il y a Adam, né en Côte d’Or, il y a Aumassip, marchand de bestiaux, né à Saint-Front-de-Périgueux, il y a Béchamp, cordonnier, Bersin, ouvrier du tabac, Bertheliez, journalier, venu du Jura, Bezou, dont on ne sait rien, Bizot, charpentier, (…), Bochler, charron, Bouin, corroyeur, (…), Bravo, menuisier, Buisson, tonnelier, Cassard, tapissier, Delâtre, buraliste, Defruit, forgeron, Demay, maçon, Delore, limonadier, Desplats, maréchal-ferrant, Devauchelle, porteur d’eau, Drolin, serrurier, Duffau, cordonnier, Dumoulin, cultivateur, Duret, boulanger (…)
L’auteur s’en explique, page 85 :
C’est étrange les noms, on dirait qu’on touche quelqu’un. Ainsi, même quand il ne reste rien, seulement un nom, une date, un métier, un simple lieu de naissance, on croit deviner, effleurer. Il semble qu’on puisse entrevoir un visage, une allure, une silhouette.
On comparera avec les noms des nobles envoyés en délégation : Bernard-René Jourdan de Launay, Alexis Thuriot de la Rosière, Louis-Dominique Ethis de Corny, le comte de Piquot Sainte-Honorine… plus le nom est long, plus on est important.
Mais le plus souvent, Vuillard ne détaille pas : il évoque la foule, entité abstraite pourtant constituée d’individualités, qui déferle sur la Bastille ce 14 juillet. Page 121 :
La rue Saint-Antoine éventre la Bastille. On dirait qu’un immense bélier s’apprête à la forcer. De toutes parts la ville abonde, ruisselle.
La haine des soldats est rendue avec une truculence digne du Capitaine Haddock. Page 122 :
Les soldats, l’ordre qu’ils représentaient, étaient traités de tous les noms : culs-crottés, savates de tripières, pots d’urine, bouches-à-becs, louffe-à-merde, boutanches-à-merde, et toutes les choses-à-merde, et toutes les couleurs-à-merde, merdes rouges, merdes bleues, merdes jaunilles.
L’abîme qui sépare la noblesse du peuple atteint peut-être son acmé lorsque Vuillard consacre deux pages pleines à détailler l’épée d’Ethis de Corny, page 144-145. Il faut s’accrocher car bien des mots échappent au vocabulaire de l’honnête homme du XXIème siècle :
Mais le peuple qui se battait ne fut sensible ni à son fourreau en bois marouflé [?] de cuir ciré noir à quatre garnitures en laiton repoussé [?], ni à sa chape agrémentée de lauriers et de palmes, aux deux bracelets de bélières [?], aux pitons cannelés, estampées en relief de trophées d’armes, ni aux anneaux en laiton doré, à la longue bouterolle [?], festonnée [?] de guirlande où meurt un casque empanaché sur un carquois de flèches, ni à son ceinturon de maroquin rouge…
La richesse et la précision du vocabulaire rend la lecture parfois fastidieuse, il faut le reconnaître. J’ai parfois pensé au style de Pierre Michon, ce qui n’est pas un mince compliment, particulièrement à son roman Les onze, lorsqu’il use du procédé suivant, page 175 :
Emmenons-le avec nous, prenons dans nos bras ce Maillard malade, amer, et transportons-le dans le jeune homme de vingt-cinq ans…
Ce Maillard est un bon exemple d’un autre aspect du récit qui rend la lecture parfois laborieuse : Vuillard en retrace toute l’histoire pendant plusieurs pages, avant de revenir au feu de l’action. Parfois toutefois il parvient à toucher le lecteur, lorsqu’il rappelle ce que Sagault, « un cadavre », laisse derrière lui, concrètement, pour sa femme. Page 152 :
Soudain, à travers je ne sais quelle migration déchaînées d’images et de mots, le visage de sa femme lui apparaît, un peu inquiet, soucieux. Mais qu’a-t-il donc oublié de lui dire ? Il ne sait pas. Il la trouve belle, tout près de lui. Le soir, dans le grenier, on se caresse ; le goût des lèvres, de la bouche, tout cela est si doux, si intérieur qu’on ne sait le décrire. Chaque homme a son secret.
En recopiant ces mots, je me dis que le style de Vuillard est peut-être trop chargé pour exprimer la réalité de ces gens de peu – alors que ce style fait merveille pour décrire la lame d’Ethis de Corny. Les passages comme celui-ci sont finalement assez rares dans le récit.
Au chapitre des critiques, signalons enfin une coquille de ponctuation, au cas où l’éditeur me lirait ! Page 57 :
On raconte encore que depuis la veille, ces misérables parcouraient les rues…
Il faut soit une virgule après « que », soit enlever celle qui suit « la veille ». Il semble que la maîtrise de la ponctuation se perde chez les correcteurs ? Car ce n’est pas le premier texte contemporain où je relève des erreurs. Je crois que c’est Baudelaire, pourtant, qui déclarait en substance : « enlevez des mots si vous voulez, mais ne touchez pas à une virgule ou à un point ».
Quelques faiblesses mineures car le plus souvent Vuillard parvient à captiver : que ce soit avec le sort réservé aux délégations, avec le discours de Camille Desmoulins ou avec le flop du mouchoir agité. Et surtout, avec l’épisode étonnant du billet qui tombe d’une petite bouche, qui était en réalité destinée à un fusil de rempart. Tout est soudain suspendu, on va chercher des planches, un homme y laissera sa vie. Tout cela pour proposer une capitulation et non une reddition ! La différence ? Le dictionnaire dit pourtant qu’une capitulation est un acte militaire de reddition… Mystère, donc.
Sur la fin du récit, Vuilard décrit l’allégresse qui prend la rue et les saccages qui s’ensuivent. Dès le début, en fait, avec certaines images fortes, comme celles-ci, page 13, décrivant le saccage de la demeure d’Henriot :
(…) les hommes se mouchaient dans les tentures, les enfants pissaient en crapaud sous les tables
Tout cela, le sentiment d’injustice comme les débordements, pourra évoquer les Gilets Jaunes à l’homme d’aujourd’hui. Le livre s’achève d’ailleurs sur une mise en perspective avec le temps présent. Des prises de la Bastille, il y en aura d’autres, car rien n’a fondamentalement changé : n’a-t-on pas vu des entreprises, au nom du chantage à l’emploi, proposer de baisser les salaires, et les salariés l’accepter sans qu’une révolte à la Réveillon se déclenche ? Les puissants ont-ils vraiment perdu de leur ascendant depuis juillet 1789 ?
7,5