Encensé par les critiques littéraires aussi bien en Suède qu'en France, 1793, premier roman de Niklas Natt och Dag dont on sait seulement qu'il est le descendant d'une des plus anciennes familles nobles de Suède, serait selon son éditeur "le best-seller qui révolutionne le thriller historique" ! Une sacrée promesse qui a attisé ma curiosité ! Mais qu'en est-il réellement ?
L'histoire
Comme son titre sobre et laconique l'indique, l'action se déroule en 1793, date qui m'a fait pressentir que le roman allait se passer en France, sous la Terreur... En fait, non, je suis partie pour la Suède ! Deuxième surprise : compte tenu de la photo de couverture, je me suis dit que j'allais me retrouver au beau milieu d'une bataille navale (le tableau représente en effet la bataille de Vyborg par Ivan Aïvazovski). Eh non, je me suis bien retrouvée au beau milieu de l'eau, mais dans le nauséabond lac Fatburen, à Stockholm ! C'est là que Cardell, un ancien soldat qui a perdu un bras lors de la guerre russo-suédoise et reconverti en "boudin" (ce terme, non défini dans le roman, désigne en quelque sorte un auxiliaire de la police), vient de découvrir le corps atrocement mutilé d'un homme qui flotte en surface des eaux glacées du lac. Histoire de vous mettre dans l'ambiance, il ne reste du corps qu'un tronc sans bras ni jambes, les yeux ont été crevés, les dents arrachées et la langue a été tranchée. Comble de l'horreur, ces sévices ignobles ont été réalisés non pas en une seule fois mais de manière étalée dans le temps ! Qui est cet homme, pourquoi lui avoir fait subir un tel supplice et qui est ce monstre sanguinaire capable de commettre de tels actes ? Il faut l'arrêter au plus vite ! L'enquête, menée par Cardell et son acolyte Winge, un homme de loi rongé par la tuberculose, s'annonce bien compliquée, les deux enquêteurs vont en effet plonger dans les tréfonds de Stockholm avec un ticket en première pour l'enfer...
Puis le paquet se retourne et il se retrouve face à lui. Ça n'est pas du tout décomposé, mais les orbites qui le regardent sont vides. Derrière les lèvres déchirées, plus de dents. Les cheveux ont gardé leur lustre – la nuit et l'eau gluante de Fatburen ont fait de leur mieux pour éteindre son éclat, mais c'est sans aucun doute une claire chevelure blonde.
Un contexte historique effleuré
1793... autant la situation en France à cette date m'est plutôt familière, autant celle de la Suède ne me l'est pas ! Cependant ne vous attendez pas avec ce roman à une description pointue et circonstanciée de la situation de la Suède en 1793. Tout au plus vous apprendrez de manière décousue que la Suède a été en guerre contre la Russie, que le roi Gustav III est mort un an auparavant et qu'après une lutte de pouvoir c'est finalement le baron Reuterholm qui dirige le pays au nom du comte Karl, frère du roi et nommé régent et tuteur du prince héritier Gustave IV.
Faute d'une documentation en début ou fin d'ouvrage – seules figurent une carte de Stockholm, intéressante mais non indispensable pour la compréhension du roman, et une postface de l'auteur –, il m'a donc fallu faire quelques recherches de mon côté pour comprendre où je mettais les pieds : c'est ainsi que j'ai découvert les tenants et les aboutissants de la guerre russo-suédoise et que le roi Gustav III avait été assassiné ! Pas de note explicative sur le contexte historique mais pas non plus de notes de bas de page pour expliquer certains termes, je pense surtout à "boudin" et à "saucisse" (ce dernier indiqué en italiques dans le roman) ! J'en ai déduit que le terme "boudin" désignait un ancien soldat reconverti en auxiliaire de la police et qu'une "saucisse" était un policier municipal, mais c'est mon interprétation... Vous comprendrez donc ma surprise lorsque j'ai lu, une fois le corps mutilé découvert, cette phrase : "Courez à Slussen chercher les saucisses." !
Tout juste remis de la guerre russo-suédoise et de l'assassinat de Gustav III, le pouvoir en place se sait fragile et menacé par de multiples complots qui visent à le renverser. Il surveille donc de près le sort de la France qui vient de basculer sous la Terreur. Chute de la monarchie française, exécution de Louis XVI... il ne manquerait plus que l'esprit révolutionnaire ne gagne à son tour le pays ! Car côté inégalités sociales, la Suède n'a rien à envier à la France ; là aussi, les inégalités sociales sont criantes et la colère du peuple commence à monter.
Une construction surprenante et une intrigue diabolique !
Ce roman est découpé en quatre grandes parties correspondant aux quatre saisons de l'année 1793. La première partie – une centaine de pages – est d'un classicisme absolu même si l'on pressent déjà une qualité d'écriture réaliste, puissante et très sensorielle, et suit le schéma traditionnel : découverte d'un corps et début, un peu lent ici, de l'enquête.
Au bout de ces cent pages, un peu déconcertée, je me suis vraiment demandé où était l'aspect révolutionnaire de ce thriller… Mais arrivée à la deuxième partie, la gifle ! Contrairement à l'ordre des choses, le roman ne suit pas l'ordre chronologique, il fait des allers-retours dans le temps : il démarre à l'automne, se poursuit à l'été puis au printemps et fait de nouveau un bond en avant pour se terminer à l'hiver ! Ainsi, la dernière partie est la suite directe de la première et elles correspondent à l'enquête de Cardell et Winge tandis que les deux autres parties qui s'intercalent au milieu sont des retours dans le passé, dont le rapport avec l'enquête n'est pas évident de prime abord puisqu'elles mettent en avant de nouveaux personnages sans aucun lien avec nos enquêteurs et, pour la seconde partie, une nouvelle forme de narration, le narrateur omniscient laissant sa place à une forme épistolaire. C'est à partir de cette deuxième partie que le roman décolle vraiment et, encouragée par des chapitres courts, je ne l'ai plus lâché, totalement captivée par cette construction atypique qui complexifie l'intrigue et accentue le suspense.
Cette construction s'apparente véritablement à un puzzle dont les différentes pièces ne signifient rien isolément mais qui, une fois assemblées, prennent tout leur sens. Et là, c'est l'auteur qui gère d'une main de maître le rythme d'assemblage des pièces même si l'on pressent qu'on se dirige droit vers l'enfer. Et le lecteur ne perd jamais le fil de l'histoire, tout est calculé au millimètre près par l'auteur. Ce dernier est en quelque sorte le maître du jeu : il délivre au moment voulu les indices qui nous permettent d'établir les liens entre les faits et les personnages, il est impossible pour le lecteur de devancer l'auteur, c'est tout simplement diabolique et très bien maîtrisé !
Un emprunt aux codes du polar scandinave
Cette intrigue très bien ficelée et diabolique à souhait prend place dans un environnement et une ambiance très bien décrits. Pour illustrer l'atmosphère particulière qui règne dans ce roman, les critiques littéraires ont souvent évoqué Le Parfum de Patrick Süskind. Le parallèle est en effet pertinent et j'ai aussi pensé par certains aspects aux thrillers de Karen Maitland et aux polars scandinaves (Camilla Läckberg, Lars Kepler, Jussi Adler-Olsen, etc.).
Par le biais d'une écriture puissante, sensorielle, crue et glaçante (bravo au traducteur !), car dénuée de tout sentiment, l'auteur parvient à créer une atmosphère sombre, lourde, glauque et glaciale dans laquelle évoluent des personnages tourmentés, torturés, voire sadiques ! Même les deux enquêteurs n'échappent pas à cette atmosphère oppressante malgré la part de lumière qu'ils apportent au récit. Quand je vous parle d'enfer, on n'en est vraiment pas loin… Car l'auteur ne nous épargne rien, sa plume faisant intervenir immédiatement nos cinq sens, c'est pour cela que je parle d'écriture sensorielle. Quand il s'agit des descriptions d'un Stockholm répugnant, malsain, sale, pauvre et violent, cela passe encore, mais quand l'auteur détaille certaines scènes mettant en lumière la perversité et la cruauté de certains personnages, la lecture devient éprouvante, à la limite du soutenable, et même si je n'ai sauté aucune ligne j'avoue avoir eu à plusieurs reprises des haut-le-coeur : on entend les hurlements, les plaintes et les pleurs, on respire les miasmes, on touche les chairs, on voit les blessures... Cette lecture prend vraiment aux tripes ! Même si je salue le tour de force de l'auteur, ce type d'écriture n'est pas vraiment ma tasse de thé, cette noirceur, cette violence et ce détachement volontaire me mettent plutôt mal à l'aise et je n'aime pas avoir mal au coeur !
J'ai vu le monde, monsieur Winge. L'humanité n'est qu'une vermine menteuse, une meute de loups assoiffés de sang qui ne désirent rien tant que de tailler en pièces les uns les autres dans leur lutte pour la domination. Les esclaves ne valent pas mieux que leur maître, ils sont juste plus faibles. Les innocents ne gardent leur innocence que grâce à leur faiblesse.
En tout cas, les descriptions de la capitale suédoise nous permettent de nous rendre compte qu'elle n'est ni mieux ni pire que les autres capitales européennes du XVIIIe siècle : il y règne la même misère, la même violence, la même exploitation des femmes et des classes défavorisées, la même perversité humaine, la même corruption notamment au sein de l'aristocratie, etc. Aucun lieu n'échappe à cette atmosphère méphitique et poisseuse : les rues sont dangereuses, les auberges malfamées, la misère et les odeurs nauséabondes sont présentes à tous les coins de rues, les maisons closes laissent libre cours à des formes de sadisme abominables... Et je ne vous parle même pas des filatures de Stockholm, véritables prisons pour femmes, où ces dernières meurent de faim et de fatigue sous les coups des gardiens quand elles ne sont pas violées. On n'est en effet pas loin de la description du Paris de Patrick Süskind. Toute cette noirceur est peut-être un poil caricaturale, mais le but de l'auteur est atteint !
Cardell s'engage parmi les taudis de l'autre côté du pont. Ici, les familles s'entassent les unes sur les autres dans des baraques menaçant de s'effondrer. La saison qui arrive y est plus redoutée qu'ailleurs : tandis que les derniers recoins de ces misérables masures se remplissent de corps grelottants, les cadavres raidis par le froid s'entassent près des cimetières en attendant que le dégel permette de creuser la terre.
Cardell/Winge : un duo d'enquêteurs étonnant
Loin d'être des super-héros, nos deux enquêteurs n'ont pas été épargnés par la vie mais ils n'en sont pas moins de fins limiers et ils apportent à cette histoire une petite lueur d'espoir, de par leur intégrité, leur détermination et leur intelligence, et ce malgré leurs différences.
Jean Michael Cardell, qui a découvert le corps dans le lac Fatburen, est un ancien soldat, vétéran de la guerre russo-suédoise où il a laissé un bras. Mais ce n'est pas tout : il est aussi porté sur la boisson et tourmenté par des visions cauchemardesques liées à la guerre.
Cecil Winge, quant à lui, est un homme de loi intègre, mais il est rongé par la phtisie ; pour lui, cette enquête sera certainement la dernière – et on se demande même s'il va pouvoir l'achever tant il crache du sang et semble aux portes de la mort. Si le premier est plutôt sanguin et impulsif, le second est réfléchi et calme. La recette est plutôt classique, celle de deux enquêteurs différents mais complémentaires, mais on a rarement affaire à des enquêteurs aussi "cabossés" dont on se demande s'ils vont tenir jusqu'au bout de l'enquête !
Ces deux hommes, qui forment ainsi un duo inattendu, vont apprendre à se connaître au fil des jours et vont même s'apprécier très rapidement, il en va de même pour le lecteur qui découvre progressivement leur histoire personnelle. Ils vont également unir leurs forces pour rendre son identité au corps retrouvé et démasquer le monstre sanguinaire qui est à l'origine de ces sévices. Mais ils sont loin d'imaginer qu'ils vont plonger dans un univers aussi sordide, noir et corrompu...
Winge, les membres fins, est mince, d'une minceur qui n'est pas naturelle. Il ne pourrait pas être plus différent de Cardell, qui est, lui, un de ces hommes qu'on voit partout dans les rues de Stockholm, à la jeunesse volée par des années de misère et de guerre, usés avant l'heure.