Non, 1984 n'est pas un roman dystopique. Non, ce n'est pas une oeuvre merveilleuse qui mène à réfléchir sur le fonctionnement de notre société. Non, ce n'est pas un chef d'oeuvre de la littérature.
Parce que 1984 n'est pas de la littérature. Le style est haché, saccadé, en un mot, absent, et les idées qui sont portées par le livre manquent affreusement d'une quelconque subtilité.
1984, c'est un essai. Un essai formidable, brillant, riche et visionnaire sur le fonctionnement de la société et les abus qui peuvent en découler. Mais un essai, le point de vue d'une personne, d'un scientifique. Argumenté, développé, synthétisé.
Aucune psychologie. Les personnages sont fades et vides, et cela crée un profond antagonisme avec nous autres, lecteurs, prêts à nous laisser prendre par un formidable roman. Ici, aucun risque : le sentification ne fonctionne pas. 1984 reste le portrait d'une société qui a certes quelques points communs avec la nôtre, qui peut nous porter à réfléchir, mais qui reste éminemment du domaine d'un hypothétique flou et, très franchement - c'est l'impression que m'en donne le livre - inatteignable.
Aucune subtilité. Depuis quand les régimes totalitaires, les dictatures sont-elles toutes communistes ? Pour un roman écrit en 1948, on devine bien la Chasse aux Sorcières qui s'annoncent. Les scènes du ministère de l'Amour sont d'une violence crûe mais n'expliquent rien. Le "Pourquoi ?" si fébrilement recherché par Winston tombe à plat. Le livre de Goldstein est imbuvable d'érudition sociologique. Les individus sont tous dédouanés, comme si au sommet vibrait un terrible dictateur capable à lui seul de gérer l'ensemble du pays. Les personnages comme O'Brien sont bien trop peu exploités quand ils auraient pu expliquer l'ensemble du système. On excuse Winson, on excuse Julia, on excuse même les enfants de Parsons, formés - les pauvres ! - par des scouts version totalitaire. En permanence, Orwell nous dit quoi penser de son monde cauchemardesque.
En tout cas je n'ai pas eu dans la lecture la liberté d'être d'accord avec certains principes du système. J'aime par exemple cette notion de solipsisme, et cette capacité à tout remettre en question hors de l'homme. Je lui préfère le mot d'anthropocentrisme, mais c'est une philosophie que je trouve importante pour penser le politique aujourd'hui - justement parce que la politique se tourne elle trop vers d'autres valeurs et en oublie l'homme. Impossible d'assumer cette position en lisant Orwell ; me voilà du côté des barbares : noirblanc, n'est-ce-pas ?
Sauf que là n'est pas l'éducation par la littérature. "Passer un message", c'est anti-politique - LE politique - au possible. Donner à voir un monde, pour laisser le lecteur s'y plonger et en ressentir l'horreur : là aurait été un réel tour de force capable de transformer les esprits ; ici, le monde est condamné dès le début, est trop vite factice, artificiel. Peut-être a-t-il trop réponse à tout pour que j'y croie, peut-être suis-je tout simplement trop optimiste.
Les quelques grandes phrases, les quelques citations même sont amenées avec la lourdeur pachydermique de l'auteur qui sait qu'il va dire quelque chose qui sera retenu et devra être bien formulé : "Les meilleurs livres, se dit-il, sont ceux qui racontent ce que l'on sait déjà." ; "Devant la douleur, il n'y a pas de héros, aucun héros." ; "Que peut-on, pensa Winston, contre le fou qui est plus intelligent que vous, qui écoute volontiers vos arguments, puis persiste simplement dans sa folie ?". Belles citations par ailleurs, mais à l'arrivée aussi subtile que si l'auteur les avait mises en relief dans un cadre d'or...
1984 n'aura été pour moi qu'une révélation : celle que la littérature d'idées a ses limites, et que la dénonciation pour la dénonciation ne mène à rien. Les idées peuvent être brillantes, si la forme n'est pas à leur service, elles n'atteindront pas un esprit formé à la willing suspension of disbelief : oui, on peut y croire et en comprendre la logique le temps du roman ; mais cette crédulité et cette compréhension ne nous accompagneront pas à posteriori dans notre regard porté sur l'extérieur.