"Dormez tranquilles, bonnes gens, tout [ce qui est écrit dans ce livre] est parfaitement faux et le reste est sous contrôle" (Avertissement en ouverture de "2084")
... Comme si une grosse partie des pays musulmans ne fonctionnait pas déjà dans un système similaire de négation complète de la moindre humanité. Comme si nous n'avions chaque jour la preuve, nous qui vivons dans des pays où la presse peut encore - pour un temps, et pour combien de temps ? - nous le raconter, que derrière les lois de la société, le pouvoir politique ne fait que se livrer à l'exploitation financière du système qu'il gouverne et aux luttes intestines. Comme si nous n'avions pas l'exemple - que nous tolérons avec une indifférence totale - de la Corée du Nord où la construction d'une réalité alternative plonge des millions de citoyens dans la misère la plus absurde. Comme si notre société n'était pas déjà profondément menacée par des prophètes illuminés qui font peu à peu croire que tout ce qui est "autre", "extérieur", doit être repoussé, maintenu à tout prix derrière des "frontières", des "murs"... et bientôt sans doute, quand les sinistres Trump ou Le Pen se dévoileront complètement, vitrifié à coup d'ogives nucléaires. Comme si Kafka ne nous avait pas déjà prévenu sur notre propre tendance à accepter docilement les procès qui nous sont faits, même et surtout quand nous sommes innocents et n'y comprenons rien. Comme si Orwell n'avait pas déjà écrit "1984" pour nous annoncer que nous serions dépossédés du langage, et que les mots deviendraient notre ultime prison. Comme si nos frères et nos amis n'étaient pas morts au Bataclan sous les balles des fidèles et des crapules de Dieu.
"2084" est peut-être un livre aussi important que "le Procès" ou que "1984", qui lui sert de référence et de matrice, mais la voix claire et juste de Boualem Sansal n'arrive plus à résonner dans notre monde comme ont résonné celles de Kafka et d'Orwell. Oh, on donne bien un prix littéraire à ce livre - superbement écrit, d'ailleurs, chaque page étant un délice pour qui aime une belle langue française -, certains (ceux qui sont sans doute déjà un peu convaincus de l'importance de ce qui est écrit ici) le lisent, mais la poussière est déjà retombée depuis 2015 et sa publication. Au XXIème siècle, la littérature et la lucidité visionnaire des artistes sont devenues vaines. Impuissantes.
J'ai refermé ce livre superbe, envoûtant, ce livre que j'ai dévoré à la même vitesse qu'un polar américain, avec un sentiment de désespoir profond. Même si Sansal nous laisse un espoir - infiniment petit - que la frontière, qu'une frontière puisse exister. Je l'ai refermé avec le sentiment qu'il était déjà bien trop tard. [Critique écrite en 2017]