2666
8.3
2666

livre de Roberto Bolaño (2004)

Celui-là on peut dire que je ne l'ai pas vu venir. Pourtant le quatrième de couverture des détectives sauvages, le précédent roman de Bolano aurait du me mettre sur la voie. "Ce livre peut-être lu aussi bien comme une agonie que comme un jeu". Des détectives sauvages je n'avais retenu que le jeu, ce jeu de piste qui nous fait chercher la trace d'Arturito Bolano dans le chaos des 700 pages de la partie centrale du roman. J'avais donc oublié l'agonie, et m'était fait une image incomplète de l'auteur.

C'est donc l'esprit serein que je me suis enfoncé, parce que c'est le terme juste, dans les premières pages de 2666, en ressentant d'abord un sentiment de forte déception. J'avais apprécié Les détectives sauvages pour sa galerie de personnages toujours en demi-teinte, souvent profondément sympathiques, et 2666 débute avec un groupe de quatre érudits, "les critiques", trois hommes et une femmes beaucoup moins attachants que prévu. De ces personnages on ne verra que deux dimensions : d'un côté leur obsession commune pour un mystérieux écrivain allemand nommé Arcimboldi de l'autre leurs histoires d'amour insipides, attendues et qui ne mènent nulle part. Des ménages à trois essentiellement et puis une véritable déclaration d'amour pour finir. Cette première partie du livre laisse un arrière gout d'inachevé, un sentiment profondément superficiel qui m'a pourtant donné envie de poursuivre avec acharnement. On a en effet dit beaucoup de bien de ce livre et je sentais que le meilleur allait venir.

Et effectivement rapidement le roman bascule. A vrai dire d'ailleurs il ne bascule pas tellement plus qu'il ne persévère, persévère vers cette vacuité incarné au départ par les personnages des "critiques" et qui au fur et à mesure de la lecture ce fait de plus en plus menaçante. Voilà donc l'agonie que j'avais oublié, 2666 plonge droit vers la douleur, vers l'absurdité de la vie, vers l'ignoble vide qui s'incarne aussi bien au fond de chacun nous que dans les aléas tourmentés de l'histoire, l'histoire de l'Amérique latine notamment, de ses dictatures comme de ces démocraties corrompues. De façon magistrale et profondément dérangeante 2666 semble tout convoquer, toutes les souffrances, et ce pendant même qu'au fur et à mesure de la lecture cette souffrance se fait de plus en plus personnelle, de plus en plus proche du lecteur, comme si c'était la voix de l'auteur qui se rapprochait et venait nous parler à l'oreille. Déjà dans la première partie, les"critiques" sont sans cesse agités de crises de larme incompréhensible qui ne semblent venir de nulle part. Cette évocation de la souffrance apparait tout d'abord assez maladroite car jamais communiquée au lecteur, qui n'arrive pas à ressentir la moindre empathie pour ces personnages à la dérive. Mais ce que j'avais pris au départ pour une faiblesse n'est en fait que la première partie de cette mécanique perverse qui infecte complètement le bouquin et qui l'amène inexorablement vers la folie.

Vous l'aurez compris, 2666 est un livre qui bouleverse, d'autant plus fortement qu'il paraît très différent des détectives sauvages et qu'il bénéficie donc à cet égard d'un fort esprit de surprise. ( ou peut-être pas, j'ai évoqué plus haut comment je n'ai sans doute retenu qu'une seule partie de ce fabuleux roman qu'est les détectives sauvages.)

***

Il faudrait aussi parler de cette écriture en mode pilote automatique, complètement jouissive. On sait comment çà commence mais on ne sait jamais où va nous mener Roberto Bolano. Il y a une véritable qualité d'improvisation, une plastique et une fluidité dans ce texte. L'intrigue n'est jamais mécanique, les divers éléments, thématiques et personnages récurrents se suivent et s'appellent les uns les autres avec ce qu'on pourrait presque appeler de la grâce - si ce n'était ce sentiment diffus d'angoisse qui vous prend à la gorge passé la première centaine de page. C'est beau, c'est violent, ça semble vouloir englober le monde entier et toujours on dérive du sujet, du fil narratif ( ou plutôt de la maille narrative), pour partir vers les à côtés, les digressions toujours essentielles. Ces à côtés sont souvent incarnés par un rêve, parfois un souvenir ou une discussion frappante. A partir de tout cela, le texte développe patiemment sa petite métaphysique (athée), sa propre définition (sceptique) du mal.

Il faudrait dire aussi le choc de trouver un roman aussi actuel. Les détectives sauvages, paru en 1998 ne passait pas il me semble l'année 92, et se concentrait sur des évènements de 1976. A cet égard il avait un peu un air de bilan. Roberto Bolano retournait sur sa vie entière, sur celles de ses amis et fournissait à partir de toute cette matière autobiographique une réflexion ironique sur le passage du temps, sur les illusions de la jeunesse. (et bien d'autre chose encore)

Pas de çà ici, malgré une narration classique au passé simple c'est bien le présent qui est conté ici. Un présent étrange, indistinct car quasiment jamais daté (là encore contrairement aux détectives sauvages, où la datation de l'action est parfois le seul élément connu). La première partie débute bien par une litanie de dates, mais cette habitude passe assez vite. Rapidement on ne sait plus trop : cet évènement ce passe avant, après tel autre ? Aucune idée, peut-être est-il possible de retracer le fil des évènements, la vérité c'est qu'au bout de 500 pages et autant de flash-back, anticipation et narration dans le désordre, on est forcément un peu perdu.

Il faudrait parler aussi de cette volonté de l'auteur de publier le livre en 5 parties distinctes. Plus j'y réfléchis, plus çà me paraît absurde. Le roman marche comme un bloc. Il semble que le système de thématiques récurrentes fonctionnerait beaucoup moins bien si le livre était scindés en plusieurs textes de tailles, disons, plus réglementaires. Ou peut-être que je me trompe.
vivianbloom
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le 16 déc. 2011

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vivianbloom

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