Imaginer des univers parallèles est un exercice allègrement pratiqué par les auteurs de science-fiction, à commencer par l'un des plus brillants d'entre eux, Philip K. Dick. Ce n'est pas a priori dans cette discipline que l'on attend Paul Auster, de retour avec un de ses romans les plus ambitieux, au titre de compte à rebours : 4321. S'il démarre sur une base fantastique avec quatre versions différentes de l'enfance, l'adolescence et la jeunesse d'un dénommé Archie Ferguson, d'extraction juive et né à Newark en mars 1947 (un mois après Auster), le livre n'appartient évidemment pas au dit genre en mariant davantage les dimensions du roman historique à un récit intime d'apprentissage de la vie. Et quatre fois plutôt qu'une puisque telle en est l'ambition. Ce sont toutes les vies qui auraient pu être siennes, à Archie, qu'Auster décrit chapitre après chapitre, depuis la naissance de son héros, jusqu'à ses 20 et quelques années, au début des années 70. Chacune de ses trajectoires existentielles ainsi que les quadruples portraits d'Archie ressemblent peu ou prou à la jeunesse d'Auster mais le roman n'est pas à lire comme une autobiographie déguisée et comment le pourrait-il d'ailleurs vu les destins dissemblables de son (ses) personnage (s) principal (aux) ? Les thématiques majeurs appartiennent pourtant bien à l'auteur de Moon Palace : l'amour de la littérature et la vocation de l'écriture, la passion pour le cinéma, l'insoutenable difficulté de vivre en couple et/ou de dissocier sexe et amour, le goût des sports américains, l'impact des événements politiques, sans parler d'une francophilie galopante qui n'épargne aucune des incarnations d'Archie Ferguson. Il y a beaucoup de constantes dans la personnalité du jeune américain mais aussi pas mal de divergences dues à des décisions personnelles ainsi qu'à des variations dans le destin de ses proches, à commencer par Amy, en quelque sorte la moitié d'orange d'Archie, qui ne cesse de se rapprocher puis de ses dérober, dans une valse permanente des sentiments. 4321 alterne les moments dramatiques avec des périodes de réflexion quant à savoir quel sens donner à sa vie, ce qui est après tout l'interrogation majeure pour tout humain digne de ce nom. Archie et ses amis évoluent dans un époque très tumultueuse, correspondant principalement à la grande contestation des années 60 aux Etats-Unis et concernant en grande partie l'engagement dans le conflit vietnamien. Auster consacre de nombreuses pages (trop, peut-être) au vécu de ses protagonistes sur les grands campus américains avec du sang, de la sueur et des larmes. Pour le lecteur, 4321, au-delà de la longueur du roman (1016 pages), qui ne pose pas de réel problème, c'est le passage d'un Archie à un autre qui est parfois source de légère confusion mais c'est surtout vrai dans les premiers chapitres du livre et pas rédhibitoire du tout. C'est la grande maîtrise narrative de Paul Auster qui impressionne le plus et sa façon remarquable de ménager un équilibre entre les événements extérieurs qui façonnent une personnalité et les tempêtes intérieures qui influent sur les décisions individuelles. Car s'il y a sans nul doute un destin pour chacun (écrit ou pas), il y a aussi les choix que l'on fait et qui orientent dans une direction ou une autre. Vers quatre chemins différents ? Oh oui, au moins.