Coleridge ne s'y serait pas laissé prendre

Bon, bon, ces chroniques martiennes sont peut-être de la fiction mais ce n’est quand même pas une raison pour tout se permettre ; à un moment donné la suspension consentie de l’incrédulité ne peut plus faire tout le travail… Du genre, 10 heures chrono l’aller simple sur Mars ? Une végétation luxuriante sur la planète rouge ? Des Martiens humanoïdes anthropomorphes? Mmmmmmmrfrmouarg eh, on est en 1923, la recherche spatiale soviétique a encore à s’étoffer, top délire méga groove en attendant !


Si on recontextualise, finalement, cette aventure martienne pouvait avoir des airs de vraisemblance ; dans les années 20 le programme spatial russe vient tout juste de commencer à travailler sur la propulsion à propergol et à ergols, donc vu qu'on ne s’intéressait pas encore réellement aux petits hommes verts, la spéculation pouvait filer bon train. Le problème d’authenticité démarre vraiment lors du premier contact, où nos deux cosmonautes se frottent à une altérité sensiblement similaire à notre humanité à nous. Le point d’orgue demeurant la révélation, l’authentique origine martienne racontée par Aélita en personne : les Martiens étaient en fait à l’origine – tiens-toi bien, c’est un peu épicé là – une civilisation millénaire habitant la cité aujourd’hui engloutie d’Atlantide !


C’est là que l’on finit par être convaincu que la science-fiction d’Aélita réside davantage dans ses aspérités sociales que scientifiques ; le jeune Tolstoï (qui n’est pas fils de l’éminent géniteur d’Anna Karénine, calmez-vous tout de suite) construit ici une réflexion sur le progrès et la décadence de la civilisation. Evidemment c’est une œuvre soviétique, donc qui dit décadence dit capitalisme ; ainsi d’une civilisation terrienne prospère et traversée par d’innombrables guerres, voilà que nos Atlantes exilés sur Mars s’organisent selon un schéma d’exploitation des plus sommaires : une caste « dominante » et plus riche établie dans de chouettes villas ou maisons de campagne, au-dessus d’une classe ouvrière logée dans des grottes et travaillant dans des usines souterraines.


Particulièrement corrosif à l’égard des classes dirigeantes (qu’il ne manque pourtant pas de faire gagner), Tolstoï écrit visiblement en faveur de l’idéologie soviétique (tout juste un an après l’accession de Staline au pouvoir !) ; forcément le message peut nous sembler, à nous frais français du XXIe siècle, fallacieux et suranné, pourtant le décadentisme latent dans ce roman, davantage politique que culturel, peut toujours faire l’objet d’une analyse contemporaine dans le durcissement de certaines politique autant que dans certains comportements laxistes. D’où l’appel à la Révolution, vouée à l’échec en l’occurrence, mais n’étant pas sans rappeler celle orchestrée par Lénine quelques années plus tard ; panégyrique porté par Goussev, ancien de l’armée rouge, leader unanimement proclamé du soulèvement ouvrier en question. Fils du Ciel, mais surtout vétéran de la Révolution, porteur idéal de l’idéologie soviétique vers les immensités de l’espace.


Pour autant, le roman en lui-même se montre rapidement assez barbant, passé les premières pages du départ vers Mars. Dès la moitié du récit, lorsque se montrent les prémices de l’histoire d’amour entre Loss et Aélita, respectivement scientifique soviétique et princesse martienne (fille du gouverneur, c’est tout comme) ; le sentimentalisme prime par-delà tous les chapitres, ainsi la contemplation amoureuse devient ressort dramatique principal au détriment de l’action révolutionnaire ; le roman n’est plus rythmé que par les séparations et les adieux larmoyants des deux amants, jusqu’à en s’y implanter dans l’impensable conclusion, alors que nous sommes de retour sur Terre. Récit initiatique ? Non, puisque Loss a déjà connu sur Terre un amour qui s’est mal terminé. Acceptation de l’altérité ? Improbable, étant donné l’ancêtre commun des deux protagonistes. Personnage important pour autant, car éponyme de l’œuvre. Et qui n’a pourtant d’importance qu’à l’égard du personnage de Loss, Goussev se moquant éperdument de leur relation. Aélita est en fait le personnage séduit par l’idéologie soviétique, l’autre lassé du bonheur impossible, de la froideur des journées et de l’éclat terne du soleil martien ; sans Aélita, Loss se morfond, sans Loss, Aélita désespère et crie son nom à travers l’espace. Signe que l’ailleurs n’attend que l’arrivée de son amant tant aimé…


Moins épique que Burroughs, plus conformiste que Zamiatine, moins audacieux que London, plus lénifiant que Wells, Alexeï Tolstoï s’enferme dans une fiction martienne naïve et lourde de tous les instants. Il est évident que, politiquement comme littérairement, ça ne risque plus de parler à nos jeunesses occidentales, ni même russes, tant ça transpire l’artificialité…


(Critique dédicacée à Ratdebibli, la bise *)

Aldorus
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le 29 sept. 2018

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