Lorsque j’ai eu connaissance du sujet de ce livre, il m’est immédiatement revenu en mémoire le sublime livre « Les bouées jaunes » de Serge Toubiana qui confesse les raisons qui l’ont poussé à écrire après la disparition de sa compagne : « Écrire pour être à ses côtés et prolonger le bonheur d’avoir vécu auprès d’elle. Écrire pour combler le vide, l’absence. Pour raconter le film de sa vie. Et faire en sorte qu’il ne soit jamais interrompu. »
Ici, il en va tout autrement. Il s’agit bien d’une femme, Agnès, atteinte d’un cancer, qui va mourir et de l’idylle qui nait entre elle et son ambulancier, Teddy. Mais lorsqu’on demande à Stéphane Bouquet comment il lui est venu le désir d’imaginer l’histoire de cette femme il concède qu’il préexiste une origine autobiographique : « Une femme est morte. C’était ma sœur. Il lui est arrivé quelque chose comme cette histoire, ou disons, quelque chose qui aurait pu devenir cette histoire. Elle a eu un ambulancier attentionné, bien plus attentionné qu’un ambulancier classique. J’ai voulu la raconter, cette histoire, un peu pour me consoler, moi, de sa mort – mais surtout avec le fol espoir, que cela pourrait la consoler, elle, de sa propre mort puisqu’il semble que l’amour console. Comme je ne crois pas du tout à la survie après la mort, je vois bien que cet espoir de consolation n’a en fait, à proprement parler, aucun sens. Mais quelque chose en moi avait sans doute besoin de se dire qu’il était encore possible de faire quelque chose... »
Stéphane Bouquet est un écrivain, scénariste et critique de cinéma français né à Paris en 1966. Il a publié des recueils de poésie, des traductions de poètes américains. Il a animé des émissions sur France Culture et a été critique littéraire à Libération et collaborateur auprès du Monde. Il a par ailleurs écrit les scénarios de divers films. Il a été longtemps critique aux Cahiers du cinéma.
Pourquoi ai-je voulu lire ce petit livre d’une cinquantaine de pages, alors que le sujet m’est personnellement douloureux (Cf. Les bouée jaunes) ? Parce que sa forme m’a intrigué.
La non-existence de l’intrigue.
Parce que ce livre n’est pas un roman. Parce que l’auteur a voulu donner un texte à la frontière entre littérature et cinéma, « c’est une histoire qui aurait pu être magnifique, magnifiquement déchirante », confie l’auteur dans une interview, mais il a préféré lui donner la forme du dossier de projet de cinéma soumis à l’aval du producteur. Ainsi l’histoire n’a pas encore eu lieu. La mort n’est pas survenue : « Il est presque toujours évitable de faire un film. Par exemple dans le cas d’Agnès : puisque l’histoire n’a pas eu lieu entre Agnès et Teddy, puisqu’il n’y a eu que les pré-gestes, les avants-mouvements, les signes annonciateurs, le friselis de nuages noirs léchant la peau de l’horizon et annonçant orage mais n’avançant pas plus loin, on pourrait imaginer qu’il suffise qu’existe ce dossier de demande d’aide à l’écriture... »
Ainsi, tout le “dossier” se résume tout d’abord en une “logline” de quatre lignes, puis en un synopsis de dix lignes, un autre de quatre pages et un traitement d’une quinzaine de pages… Et, lorsque le moment sera venu, on expliquera, bien joliment, aux acteurs, qu’au retour de la chimio, alors que l’ascenseur est en panne et que Teddy remonte Agnès chez elle en la portant dans ses bras, comment il devra l’embrasser : « au quatrième étage, ils s’embrassent. C’est tout ce que son corps peut encore faire. C’est un baiser aussi délicat que quelqu’un qui fermerait une porte doucement pour ne réveiller personne… »
Je n’ai aucune expertise littéraire, seulement ma sensibilité et mon vécu, mais comment raconter autrement cette histoire d’un dernier amour, in extremis, qui ressemble à une comédie dramatique qui finirait mal, sans tomber dans le pathos et le larmoyant ? Sinon comme l’a fait si génialement l’auteur en prenant du recul, en désincarnant les protagonistes, en dématérialisant la situation, en faisant de ce film une absence de film ?
Magnifique !