Cet essai inclassable, qui tient à la fois du florilège de souvenirs, de l’esquisse biographique et de la confession philosophique se dévore comme un bon roman, servi par le style mordant de François de Negroni, l’auteur du savoureux "Savoir-vivre intellectuel". On y découvre la face intime de Michel Clouscard et on y apprend par exemple que le pourfendeur du libéralisme libertaire était aussi un passionné de rugby, un amoureux de la Corse et un grand lecteur de "L’Equipe" et des horoscopes. « Je suis un homme libre, je connais toutes mes déterminations » aimait à dire celui qui ne se reconnaissait aucun antécédent intellectuel à l’exception de Rousseau et qui rêvait d’épouser une Cubaine ou une Vietnamienne, incarnation de l’idéal féminin selon son éthos communiste. « Il a vitrifié ce qui restait de gauchiste dans mon anti-gauchisme » explique l’auteur.


Dans ce livre, qui se prête avec beaucoup d’ironie au jeu du carnet mondain, on croise Jean-Edern Hallier, le premier éditeur de Clouscard, Baudrillard et Debord qui font courir la rumeur de l’homosexualité de ce célibataire endurci, Georges Marchais qui se fait offrir un exemplaire de "L’Être et le Code" (accompagné d’une langouste) par un marchand de poissons corse ou encore Alain Soral qualifié de plus brillant des disciples clouscardiens en dépit des désaccords postérieurs. Il y a aussi les personnalités dont l’auteur se méfie un peu, comme Nabe ou Michéa. Et il y a enfin tous ceux qui en prennent sérieusement pour leur grade : les Deleuze, Attali, Miller, BHL, Cohn-Bendit, Séguéla, Pennac, Houellebecq, Glucksmann… Negroni règle ses comptes (et ceux de son grand ami) d’une manière à la fois féroce et drôle.


On rit beaucoup des travers touchants du grand penseur, de sa rustrerie involontaire, de son franc-parler, de son laisser-aller vestimentaire tout comme on suit avec malice les (més)aventures sentimentales de l’auteur, qui nous en livre autant sur lui que sur Clouscard, donnant à cet essai ce ton particulièrement vivant. Le livre, constitué de courts chapitres introduits par des mots-clés programmatiques, se clôt sur une sorte d’épitaphe : « Ainsi disparaissait le moins putain des hommes, pour utiliser le terme qui, sa vie durant, avait fleuri le langage de ses émotions. » De quoi donner envie de replonger dans "Néofascisme et idéologie du désir" et dans le reste de l’œuvre clouscardienne tant il est vrai qu’elle n’a jamais été aussi actuelle comme grille de lecture pour comprendre la société qui nous entoure.

David_L_Epée
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le 17 nov. 2015

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