"Il ne sert à rien de se fâcher avec son passé. Il finit toujours par te retrouver et exiger des excuses."
Si l'homme a cru voir, c'est qu'il a mal vu.
Que sa première lecture des événements et des gens qui la peuplent était erronée, biaisée, trompeuse. Peut-être aussi s'est-il bercé d'une confortable illusion.
Une illusion provisoire.
A-t-on le droit à une seconde chance de mieux lire, à une nouvelle possibilité de faire amende honorable ? C'est en tous cas l'expérience que va vivre le narrateur de ce roman époustouflant tant dans le fond que dans la forme.
Simon Reijik est un spécialiste de l'e-réputation, il efface les traces dans la neige numérique des individus afin de leur inventer un passé ou un avenir flambants neufs. Ce Parisien rigide (qui devra apprendre à ployer), secret (mais tout finit toujours par se savoir), discret, vit avec Laura et leurs deux chiens. Simon ne va pas très bien. Il s'enfile des anxiolytiques du matin au soir - surtout quand l'enfance gratte à la porte de la cave, seuls les cachets ont le pouvoir de faire rentrer le molosse dans sa tanière.
Une vie de passe-muraille aisée mais monocorde subitement mise en péril par un élément perturbateur, le coup de fil d'une certaine Sarah. (décidément, les Sarah perturbent diablement cette rentrée littéraire).
L'heure du pèlerinage a sonné, celui du retour au pays natal qu'il n'a pas revu depuis vingt ans, les terres gasconnes où il a grandi auprès de ses parents et de son frère. Là-bas, les braises d'une histoire ancienne sont encore chaudes, les comptes n'ont pas été soldés. Simon s'est évertué à réduire son passé au silence, croyant pouvoir museler ce qui fut mais ce n'était que partie remise.
La première chose qui m'a frappée dans ce roman, c'est l'écriture de Gautier Battistella. Une écriture qui possède un irrésistible charme suranné, des tournures délicieusement rétro qui ne sont pas sans rappeler les talents de conteur de Maupassant. Par la justesse incisive et percutante de ses portraits superbement ramassés, par les poétiques envolées que constituent les descriptions - toutes somptueuses - par la tendresse avec laquelle il dépeint les mœurs rurales, et le caractère tout simplement impeccable et fluide d'une plume comme on n'en fait plus :
Gregor jugea-t-il qu'il avait déjà suffisamment usé ses souliers, peut-être furent-ils séduits par un vallon, une clarté, quand le printemps se faufile entre les frondaisons, à moins que cette campagne qui dodeline n'ait rappelé à Angelina son pays. Gregor et Angelina s'établirent ici, à flanc de colline. Et c'est ainsi que Verfeil, la cité aux vertes feuilles, accueillit le premier Polonais de son histoire.
J'ai rarement lu de tels enchaînements de fulgurances, des phrases aussi parfaitement confectionnées, au service d'une construction brillante qui entretient intelligemment le suspense à grands renforts de mots mystérieux - l'incident, l'accident et une étrange cicatrice - qui font trépigner le lecteur.
Ce roman est délicat à chroniquer tant ses racines, ses thèmes, ses genres même, et ses questions portent loin. Je dirais qu'il s'agit d'une forme de thriller social, aux tonalités variables, surprenantes, terriblement singulières. La première partie - rédigée à la 3ème personne du singulier - est plus acerbe, drôle, corrosive avec des saillies sur les travers de l'époque contemporaine particulièrement jubilatoires :
Il nourrissait un projet artistique pour Barfleur. Une exposition autour du pain, à laquelle il convierait les sans-abris des communes environnantes et les médias locaux. Des miches de tout calibre, exposées ou encadrées, que les participants seraient invités à croquer, "une expo temporaire" qui serait ouverte à tous, même aux gluten free.
Ce que l'homme a cru voir est un savoureux cocktail de drame familial, de réflexions sur notre époque pleines d'humour et d'ironie, mais également une peinture sociologique au sein de laquelle un homme va devoir affronter son passé et les zones d'ombre qui le composent et qui le rongent. Un comble pour celui qui s'est fait fort de modifier à loisir l'existence des autres de se voir rattrapé par de vieilles histoires qu'il ne voulait pas voir.
On ne sait jamais ce que le passé nous réserve et c'est d'autant plus vrai lorsqu'on vient d'une bourgade de la banlieue toulousaine qui a la mémoire longue. Gautier Battistella décrit avec une minutie d'orfèvre le pittoresque de ses habitants et le singulier mélange d'omerta et de racontars qui sont le propre des petits villages où tout le monde a un œil sur tout le monde et où rien ne semble vraiment s'oublier ou se pardonner.
Dans cette histoire, il sera question de mémoire et de nostalgie - pente périlleuse, poison de l'âme - et des souvenirs qui hantent les lieux longtemps après que les protagonistes les ont désertés. J'ai trouvé particulièrement poignants ces instants de soudaine remontée du passé, cette mémoire involontaire - très proustienne, d'ailleurs le grand Marcel n'est-il pas cité en épigraphe ? - qui refait surface à la faveur d'un endroit. Le lecteur reconnaîtra sans peine lui aussi ces instants où se téléscopent présent et passé, fantômes et vivants.
De fantômes, il sera beaucoup question dans ce roman, et Simon devra les affronter avec courage, lui qui s'est obstiné à fermer les yeux pendant deux décennies. Que s'est donc passé pour que ce personnage soit dans un tel déni ? Combien de personnages jouons-nous et dans combien de vies ? Gautier Battistella livre un roman non seulement écrit à la perfection mais qui interroge, creuse profondément les questions du milieu social que l'on quitte, que l'on cache et qu'on a honte de cacher, celui dont on ne veut pas parler le langage. Les non-dits empoisonnés des familles qui gangrènent les rapports. Les sentiments que l'orgueil ou la pudeur empêchent de verbaliser. Les humiliations et les douleurs dont on croit se remettre.
La seconde partie opère un glissement, un resserrement vers l'intime avec un changement de focalisation et l'irruption d'un "je" surprenant. Comme si le narrateur acceptait enfin de prendre en charge, de s'approprier son histoire. Un "je" plus subjectif, plus tendre aussi, plus empathique. Un "je" qui a valeur de "oui".
C'est d'ailleurs le moment que choisit Simon pour raconter et plonger un peu plus profondément dans les entrailles de l'histoire familiale. Avec un talent de scénariste ébouriffant, il dit cette enfance, ce frère, ces parents, ce grand-père, cette nonna, ces moments précieusement sépia qui font le tissu des destinées humaines. Il n'omet pas les tragédies, la folie qui guette, les solitudes, la sourde culpabilité. Et on s'attache à cette galerie de personnages doux-amers qui, comme beaucoup, s'aime sans se le dire.
Un texte qui nous dit que la terre parle, elle qui a absorbé et engrangé les pas et les paroles des hommes qui l'ont foulée, ne saurait rester silencieuse. Les lieux où nous sommes passés ont des choses à nous raconter, les murs et les jardins ont sculpté notre argile unique, ont laissé trace en nous. C'est cette voix que Simon écoute, tout au long de ces 234 pages, et qui le guide pas à pas vers la vérité qu'il doit affronter.
L'art de Gautier Battistella, c'est aussi de semer le doute, par petites touches. De flouter la frontière entre fiction et réalité. Dès la première page, il écrit que quand la légende est plus belle que la réalité, on raconte la légende. Plus tard, il dira qu' on a tort de croire les écrivains. Le même Gautier Battistella qui indique que ce roman est né du retour sur ses propres terres toulousaines, et qu'il tourne autour de la notion d'enracinement. Et le lecteur de s'interroger : quelle est la part de vérité personnelle que nous livre cet homme avec ce roman ? Mensonge romantique ou vérité romanesque ? Ce que le lecteur a cru voir n'est peut-être pas si évident qu'il le pensait..
Un récit qui touche au cœur le lecteur car il y retrouve des échos à sa propre vie, à ses drames, à ses peurs éternelles. Dans ce roman, je me suis beaucoup lue. Comme avec les gens, un livre est une rencontre qui n'advient jamais par hasard.
Comme le narrateur, je suis l'aînée de ma fratrie, j'ai vécu de nombreuses années dans ce même coin de sud-ouest à l'accent si reconnaissable, j'ai un père taiseux, un peu bourru mais sage et généreux, j'ai perdu un frère il y a quelques années.
Pourtant, Ce que l'homme a cru voir n'est pas un roman tire-larmes, plutôt un drame très cinématographique, traversé d'une mélancolie joyeuse d'une grande subtilité, qui invite à la réconciliation et la paix du pardon.
En bref, Gautier Battistella signe ici un roman magnifique, complexe et exigeant qui hantera longtemps le lecteur de ses lancinantes questions sur les résurgences de l'enfance, les braises encore tièdes des secrets de famille et le lait de la tendresse humaine qui étanche les plus vastes chagrins.
Bouleversant.