« Un silence lourd, cent vingt, cent trente kilos à vue de nez, nous rejoignit alors à la cuisine d’un pas lent, un sourire gêné aux lèvres. On dut se pousser un peu, des excuses laconiques furent échangées et il s’installa discrètement sur la banquette de la fenêtre, un manuel de boucherie ouvert à la p.114 sur ses genoux épais. »
Découvrir par hasard le premier roman d’un auteur suisse relativement peu connu et se dire, après l’avoir refermé, qu’on tient peut-être là une des grandes plumes de la nouvelle génération de la littérature francophone est une expérience assez rare pour mériter qu’on s’y arrête. Cela pourrait peut-être bien être le cas de Florian Eglin qui, avec son roman au titre énigmatique, prend ses marques avec brio et développe dès les premières pages un style bien affirmé qui le singularise directement. Le personnage central de son récit, Solal Aronowicz, sorte d’homme à tout faire exerçant dans une école internationale privée, mène une vie d’esthète, vivant en parasite sur le dos d’une institution qui, suite à une bulle administrative, lui verse un salaire disproportionné lui permettant d’assouvir sa passion pour les chaussures de marque, les whiskys haut de gamme, les livres rares (il est passionné par les éditions anciennes de Huysmans) et les cigares. Il mène une vie de dandy sans histoire jusqu’au jour où, suite à une péripétie particulièrement sordide survenue dans un magasin, il est frappé par une malédiction qui fera basculer son quotidien dans un tourbillon de mésaventures – où l’absurde et le surnaturel le disputent à une violence qui serait presque insoutenable si les personnages ne la vivaient avec un tel détachement – qui le mènera jusqu’au « pire massacre de toute l’histoire de l’enseignement genevois ».
Comme le précise le quatrième de couverture, le roman s’inscrit à la fois dans une lignée classique « issue du genre épique et symbolique » et dans une lignée plus moderne, « issue des romans d’horreur, noirs et ironiques ». L’humour ne manque pas en effet, un sens de la dérision qui a quelque chose de britannique, très pince-sans-rire, avec la syntaxe comme terrain de prédilection. Le rapport au corps, très présent dans le texte (accidents, ablations, opérations diverses), en mêlant de manière très subtile descriptions cliniques et atmosphère surréaliste, fait penser à l’esthétique troublante et régressive des films de David Lynch, "Eraserhead" notamment. On n’a certainement pas fini d’entendre parler de Florian Eglin.