Que la rose t’accueille dans la douceur d’un matin bleu

«Traduire les objets au moyen de belles teintes bien accordées entre elles, tel est le but de Paul Cézanne. Il n'y en a point d'autre. Il veut être un peintre, c'est à dire un homme qui s'exprime au moyen des couleurs et rien de plus. Cela explique tout à la fois ses réussites, et aussi, il faut bien le dire, ses insuffisances. Ceux qui exaltent la richesse de ses toiles, la beauté de certaines œuvres comparables à des tapis ou à des émaux de Perse, la plénitude des formes, ont raison. Mais l'on comprend que d'autres lui aient reproché l'indécision des contours.»


Tristan-L. Klingsor, en commençant ainsi son étude sur Cézanne, nous convainc de façon irrésistible à poursuivre la lecture de son argumentation. Après une courte introduction sur ce qui est la « méthode Cézanne », l'auteur entame la biographie de l'artiste, non pas pour excuser ou expliquer ce qu'il est, mais pour remettre les choses dans leur contexte, à une époque où les « écoles avaient fait faillite », où le dessin devenait photographique. Brièvement, Cézanne, né en 1839 d'un père chapelier puis banquier et d'une mère aux origines créoles, n'était pas destiné à une carrière de peintre. Il est reçu bachelier ès-lettres au collège Bourbon à Aix, où il rencontre ses deux meilleurs amis, Zola et Baille (« les trois inséparables »). La famille Cézanne acquiert le Jas de Bouffan, l'endroit du grand vent, où Cézanne reviendra plus tard peindre. Sa mère le soutient dans sa passion pour la peinture ; contre l'avis du père, c'est elle qui l'encourage dans cette voie et l'envoie en école d'Art.
Cézanne sera comme L'écorché de Michel-Ange, et cela se sentira dans sa peinture : exalté, violent, inquiet, angoissé, emporté. Sa grande tension d'esprit fera même de lui un « mauvais portraitiste » : il ne souffrait pas la mobilité des modèles, ceux-ci se limiteront à ses proches, ses familiers... et surtout lui-même.
Klingsor relate sa rencontre avec Guillemet, qui le présenter à son tour notamment à Manet. Le livre cite une ribambelle d'artistes, Monet, Renoir, Bazille, Degas, Stevens, Denis, Pissaro, Bouguereau, Sisley, Berthe Morisot, des littérateurs Zola, Cladel, Burty, Duranty, le critique d'art Joachim Gasquet... Certains noms sont aujourd'hui tombés dans l'oubli, les découvrir fait d'ailleurs le charme du livre de Klingsor (poète occupant lui-même une place bien effacée de nos jours.)
Les débuts infructueux de Cézanne sont rapportés, par exemple le refus des toiles Après-midi à Naples et Femme à la puce en 1866 au Salon. Cela rappelle les scandales et opprobres subis par Manet un peu plus tôt pour Le Déjeuner sur l’herbe et Olympia (respectivement, de 1862 et de 1863 ; toutes deux seront exposées au Salon des Refusés.)


Ensuite est détaillé le long chemin emprunté par Cézanne pour parvenir à la manière impressionniste ; sa recherche et son besoin d'ordre et de discipline l'entraînent quérir l'inspiration auprès de Poussin, Rubens, Signorelli (ordonnance, observation de la vie), de Courbet, de Delacroix.


On en apprend plus sur la personnalité de Cézanne : il était notamment un passionné de livres, bien que négligeant Zola et ses camarades de lettres. Il fait ses délices à Baudelaire, plus tard à Verlaine.
Le chef d’œuvre inconnu de Balzac, qu'il dévore.


Cézanne recherche le « grand style » ; tout pour lui devient fragment de cône, cylindre, sphère. Il s'inspire également d'Ingres : «pour arriver à la belle forme, il faut modeler rond et sans détail». Il voulait copier la manière espagnole, le voilà qui se rapproche du style des Vénitiens
Découverte des pommes du Tintoret en 1905, peintes au XVIème siècle. On dirait du Cézanne! Tout y est couleur.


En 1874, Cézanne prend part à une exposition chez le caricaturiste et écrivain Nadar, aux côtés de Berthe Morisot, Monet, Pissaro, Renoir, Sisley, Degas, et bien d'autres encore, où un tableau de Monet nommé Impression donne au groupe, par moquerie, les nom d'Impressionnistes...
Malgré l'arrogance de Cézanne, relevable dans une de ses lettres écrite en 1874 à sa mère, et sa certitude de bientôt «faire des affaires» grâce à sa peinture, la vente de ses toiles à l'hôtel Drouot en 1875 ne lui rapportera quasi rien... si ce n'est un éloignement d'avec les autres peintres. Misanthrope, au moins un peu, il se lie toutefois d'amitié avec Chocquet ( « ami et collectionneur des impressionnistes », pionnier et ardent défenseur de la modernité ), Nina de Villars (salonnière et poétesse d'une grande bienveillance à l'égard des peintres et poètes), Léon Dierx (peintre et poète parnassien).


A la page 23, Tristan L. Klingsor commence une comparaison intéressante entre Cézanne et les Impressionnistes.



« La nature-morte (…), plus que tout autre motif, fournit (à Cézanne) le moyen d'étudier (la) modulation des couleurs dans la lumière qui fut sa passion dominante. Dégrader les tons d'un volume est en effet pour Cézanne non plus MODELER mais MODULER. Il s'agit pour lui de disposer méthodiquement une gamme de tons, tout en exprimant le caractère de la forme. Pour cela, il recherche quelle est la nuance qui montre bien le plan dans lequel se trouve l'objet ; et il s'attache à combiner le ton local avec le ton particulier de la lumière. Les Impressionnistes, Claude Monet surtout, nous ont révélé que la lumière avait sa couleur propre ; personne mieux que Monet n'a montré comment cette couleur de la lumière varie de l'azur matinal à la pourpre du soir. Mais ce maître a tout sacrifié à cela. Il a volontairement diminué l'importance du ton local. Sa vérité est celle d'un moment et non point la vérité générale de cette couleur moyenne de l'objet que nous appelons ton local. Il devient difficile dans un tableau de Monet de retrouver cette localité, tout est sacrifié à la féerie chantante de l'heure. Rien de pareil chez Cézanne. Celui-ci est plus épris de réalité. Pour lui, la lumière transforme la couleur des choses, elle ne la détruit pas ; tout au contraire, elle l'exalte. Mais il y a là pour le peintre une difficulté singulière de traduction. Quand la lumière du soleil vient se mêler à un ton local, elle ne fonce pas ce dernier, bien loin de là ; et c'est une vérité première en physique que les diverses couleurs de l'arc-en-ciel passant au travers du prisme recréent la lumière blanche. Il en va hélas ! tout autrement pour le peintre ; quand il mélange plusieurs couleurs, surtout les complémentaires, il aboutit à un noir neutre. Et c'est justement là ce qui depuis longtemps avait amené l'artiste à éviter certains mélanges, à poser l'un à côté de l'autre les deux éléments d'une couleur composée. Ce procédé, exceptionnel chez les anciens, est devenu courant chez les Impressionnistes et a été transformé en méthode par les néo-impressionnistes de l'école de Seurat et de Signac. Il y a une autre difficulté. La gamme des valeurs qu'on trouve dans la nature est infiniment plus étendue que celle dont peut disposer un peintre. Le blanc le plus clair d'un tableau accroché dans un intérieur est, on s'en rend bien compte, infiniment loin d'un blanc éclairé par le soleil. Pour compenser cette énorme différence, le peintre conserve un moyen, c'est d'exalter la couleur de la lumière. Les bons artistes comme Monet le font avec un charme infini ; les médiocres tombent dans le procédé ; et c'est ainsi que nous avons vu pendant ces dernières années nombre de toiles bariolées en jaune et bleu, puisque c'était là un moyen commode de traduire les effets du soleil. Cézanne va se proposer le plus ardu des problèmes ; ne rien sacrifier du ton local tout en traduisant à la fois la forme et la lumière. Il s'agira donc pour lui de déterminer quelle est la nuance qui, débarrassée de tous éléments contraires, va bien indiquer tel ou tel plan d'un volume. Et comme ce volume tourne, il va pouvoir être partagé par la touche en une succession de segments diversement colorés. N'oublions pas que Cézanne, fidèle à son principe de luminosité, exalte en même temps le ton ; que lorsqu'il découvre des roses et des bleus dans la serviette blanche qu'il a sous les yeux, il les pose franchement ; qu'il ne craindra pas de faire sonner très haut les jaunes, les verts, les bleus d'un fruit ou le vermillon d'un visage. Mais cette nuance juste, encore qu'éclatante, ne se découvre point aisément, il faut être le grand visionnaire que fut Cézanne pour l'apercevoir dans la nature. »



L'auteur insiste bien sur ce point : Tout pour Cézanne est couleur. Je ne peux pas résumer la réflexion portée par Klingsor sur Cézanne ni paraphraser à l'infini. Chacun de ses mots me semble juste, Klingsor écrit admirablement sur Cézanne, sans même se laisser emporter par sa passion pour lui. Il pose chaque arguments objectivement, certes sans froideur, avec cœur mais avec la liberté pour le lecteur de se faire sa propre opinion sur l’œuvre de Cézanne.
Lire ce livre procure un plaisir immense ; non seulement il m'a permis de développer mon propre jugement sur le peintre, mais en plus j'ai été intensément séduite par la beauté des phrases, leurs rythmes et leurs couleurs.


Pour découvrir l’œuvre de Tristan-L. Klingsor (1874-1966) ...


Impression au clair de lune


Mélancolie fine des soirs de France !
Un air mystérieux dans le lointain commence ;
On dirait quelques notes de flûte
Qui s’égrènent une à une :
Ut, ut, ut...
Le vieux crapaud chante au clair de la lune.


Je suis accoudé sur le banc
Et j’écoute
Ce cri monotone et singulier ;
Le vent est plus frais sur la route ;
La lune est immobile sur le peuplier
Tremblant.


Rêvons :
La plainte triste
De la flûte longtemps persiste,
Et soudain, dans le silence troublé,
Le chœur des grenouilles bavardes répond
Du fond de la vallée.

smilla
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 27 avr. 2017

Critique lue 169 fois

1 j'aime

smilla

Écrit par

Critique lue 169 fois

1

Du même critique

L'Auberge de la Jamaïque
smilla
10

DEAD MEN TELL NO TALES

Ouf ! Quel bonheur de suivre une jeune héroïne forte, intrépide, intelligente ! Au XIXème siècle, en Cornouailles, Mary Yellan est arrachée à son village natal Helston à la mort de sa mère pour...

le 15 mai 2017

7 j'aime

4

Dunkerque
smilla
8

Je suis française !

« Une fichue mangeuse de grenouilles ! » Je suis française et comme pour chaque Français, des hommes de ma famille sont partis à la guerre de 39-45. Comme de nombreux Français de mon âge, je ne les...

le 20 juil. 2017

5 j'aime

3

Les célibataires
smilla
10

C'est tellement la bouteille à encre que c'en est une vraie rigolade

A l'hiver 1924, à Paris le matin, nous tombons nez à nez avec une espèce de vieux sapajou dégingandé, attifé comme un perroquet déplumé, M. Élie de Coëtquidan. Suivre ce baron périmé et décrépi,...

le 23 juil. 2017

5 j'aime

3