« Une fichue mangeuse de grenouilles ! »
Je suis française et comme pour chaque Français, des hommes de ma famille sont partis à la guerre de 39-45. Comme de nombreux Français de mon âge, je ne les ai pas connus, ou si peu. Nous oublions petit à petit notre histoire *, les témoins directs du passé disparaissent, les plaies se referment : le temps passe.
Le bruit sec du mouvement d'horloge, ce tic-tac, est obsessif dans Dunkerque, presque assourdissant. Sa musique confond le bruit régulier du temps qui s'écoule, le raffut des armes à feu et les battements des cœurs éprouvés. Dunkerque ne nous laisse pas une seconde de répit, il nous offre une attente pleine d'angoisse et d'appréhension, un suspens étourdissant devant l'incertain.
Dunkerque raconte cette évacuation gigantesque de milliers de Britanniques au début de la guerre. « Acculés par l'ennemi », les soldats français et britanniques se comptent par centaines de milliers à Dunkerque, abrutis par la terreur et le vacarme, accablés par le vent et par la mort qui vient du ciel dans un boucan infernal. Dunkerque nous laisse nous heurter à ces visages dévastés, ces yeux affolés, ces individus dont le destin est en jeu. Ils n'ont pas de noms, ces hommes, ils sont tous anonymes devant la destruction et l'horreur de la guerre. Seul un trio de civils intrépides et généreux sont nommés dans Dunkerque.
Un trio. Le chiffre trois. Minutes, secondes, heures. Terre, ciel, mer. Bleu, jaune, vert.
J'ai personnellement ressenti ce film comme un triptyque sur le Temps, comme avec les Trois Âges de la vie. Le temps s'écoule à travers les coques des bateaux brisés par les jets ennemis comme par l'orifice d'une clepsydre. Le vert de l'espoir est fugace, il est la couleur de l'espoir, celle que l'on recherche, celle de l'île à gagner. Décomposé, l'espoir s'efface devant l'immensité du bleu de la mer à traverser, de l'azur du ciel meurtrier, l'un et l'autre constellés par des touches furieuses de jaune, le jaune du feu, des éclats, des déflagrations mortelles. Une goutte de rouge à peine : « ce n'est pas un film de combat, explique Christopher Nolan, dans le sens où on ne voit pas l'ennemi, on observe la situation, » à un instant t. (C'est l'heure du thé, comme diraient nos amis les Anglais.)
Dunkerque expose également du blanc, du noir, comme les carrés d'un échiquier, jeu sanguinaire où parmi les pions mobilisés les fous tracent des diagonales et les tours des lignes droites.
Elles sont nombreuses, les lignes de Dunkerque, elles partent dans tous les sens. Celles-ci sont droites (les cordages, les files humaines, les colonnes de fumée des Spitfire et Stukas touchés, l'horizon séparant mer et ciel, les soldats debout, les soldats gisant sans vie, les mâts des bateaux, échec et mat... ), celles-là circulaires (l'hélice des avions, le couvre-chef des soldats, le nom du bateau Moonstone…), autant d'idées qui rappellent le temps qui passe, une frise chronologique linéaire, circulaire, la ligne de vie filée par les trois Moires, reines du destin. Et tous ces destins d'hommes entrelacés, décidés par une main tendue ou une bombe lâchée, ces soldats qui filent un mauvais coton, ou bien encore leur suaire.
Le temps passe et court. C'est une ruine magnifique et qui bravera le temps et les hommes pendant bien des siècles encore. (George Sand, Histoire de ma vie, 1855)
Je ne sais plus quel personnage de Dunkerque espère qu'après eux « le nouveau monde mobilise ses forces pour libérer et secourir l'ancien. » . C'est une belle conclusion pour ce film que j'ai trouvé sensationnel. Un très léger bémol, peut-être, le manque de Français dans le film. Bon, on ne va pas non plus en faire tout un fromage ni ramener sa fraise ; les Anglais, eux, ne se sont pas rendus, ils n'ont pas baissé les armes devant Hitler en 1940, pas comme d'autres...
Dunkerque assure ce devoir de mémoire fondamental devant le temps qui dévore tout. Je dois avouer que le terme « blockbuster expérimental » seul m'aurait dissuadée de voir ce film si je n'avais pas écouté la veille l'émission La Grande table d'été... heureusement !
Je suis française. Mon grand-père est revenu en 1944 après avoir été envoyé dans les Vosges. Il aurait pu tout aussi bien avoir été envoyé à Dunkerque, comme des milliers d'autres paysans français ou alliés, selon les forces du hasard. Comment ne pas s'émouvoir devant ces destins aléatoires d'hommes, ces vies humaines ravagées, la folie et les atrocités de la guerre ?
Avec une émotion toute historique, absolument pas mielleuse, des couleurs et des lignes sublimes, Dunkerque contribue à ne pas oublier le courage de ces hommes sacrifiés ni laisser le temps effacer notre histoire, pénible et sanglante. On se rappellera aussi ce que l'Angleterre a fait pour nous, combien hier nous avons eu besoin d'eux. Et demain ?
* Plus de 4 Français sur 10 déclarent ne pas avoir entendu parler de la rafle du Vél' d'Hiv (dont 67 % des 15/17 ans). Un exemple d'oubli.