Le Goncourt 2012 a été l'occasion de révéler Jérôme Ferrari, sa passion pour l'histoire, la spiritualité, l'héritage et... les bars corses. Sauf que rien n'est neuf, on s'en rend compte en épluchant à rebours l'œuvre de l'auteur. « Dans le secret », qui date de 2007, est le premier livre de Ferrari publié en national et constitue également le premier volume de ce qui est actuellement une pentalogie. Les personnages de ses romans (par ordre chronologique : « Dans le secret » donc, puis « Balco Atlantico », « Un dieu un animal », « Où j'ai laissé mon âme » et enfin « Le Sermon... ») se croisent d'un livre à l'autre. « Dans le secret » est un peu ce par quoi tout a commencé : une famille abîmée, un troquet de l'Ile de beauté dans lequel on noie son chagrin, du cul (beaucoup), de la violence (pas mal) et de l'humour pince-sans-rire (pas mal aussi), c'est avec cinq ans d'avance la recette du « Sermon », en un peu moins raffinée, en un peu plus brutale et enflammée. Le Secret du titre, c'est aussi le thème du livre : comment des gens en apparence différents vivent avec le poids du secret, quelles formes peut revêtir celui-ci, pourquoi tient-on tant à le préserver alors même qu'il est nocif. En alternant les points de vue (première/troisième personne) l'auteur raconte l'histoire de deux frères fâchés que des circonstances particulières vont amener à se rapprocher.
Le récit aborde l'impossibilité du pardon, le poids du passé, des sujets classiques mais ici déjà traités avec une grande sensibilité, dans un style presque aussi mûr que « Le Sermon », parfois un peu plus pesant, parfois aussi plus émouvant ou plus drôle, avec un recours régulier à un humour noir qui arrache sans peine quelques sourires. Formellement, « Dans le secret » est quelquefois même plus divertissant que « Le Sermon », notamment lorsque l'auteur embraye sur des anecdotes mettant en scène les ancêtres de ses personnages. Cela donne lieu à des chapitres entiers se déroulant aux quinzième ou dix-neuvième siècle, des historiettes indépendantes et qui pourtant participent d'un tout cohérent et témoignent d'une belle hauteur de vue. On est emporté dans une multiplicité de courts récits, macabres ou drolatiques, qui font appel au fantastique avec un sens de l'humour inattendu, à la fois piquant, provocateur et terriblement mélancolique. Sans s'en apercevoir, on passe avec fluidité de la description d'une soirée en night-club à celle de la vie d'un réparateur d'orgues deux cent ans plus tôt, de l'affreuse histoire d'un vassal destitué de ses terres à celle d'un camionneur bourré engagé à toute berzingue sur l'autoroute. C'est un roman surprenant, intelligent, poétique, sensible, un peu sinistre, carrément hilarant en de rares occasions, dont le seul défaut est peut-être d'être un peu trop généreux, de ne pas toujours réussir à canaliser ce flux d'émotions constant, ce qui quelquefois (rarement) empêche de respirer. Ferrari apprendra à ménager davantage son lecteur par la suite, ce que certains pourront regretter tant ce « Corsica Bar, Tome 1 » est un régal. Beaucoup de style, des phrases longues et faciles à lire, une grande spiritualité : c'est déjà une claque, et on s'en veut de ne découvrir le bouquin que maintenant, alors qu'il déborde déjà des qualités qui feront tout l'intérêt du Goncourt 2012.
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