Un roman original, à la fois pétillant, fin et joyeux !

Jusqu'à maintenant, quand je me rendais au musée du Louvre, je n'allais quasiment plus voir La Joconde ou alors juste en passant. Je me disais que je l'avais déjà vue à maintes reprises, qu'il était impossible de la regarder tranquillement et qu'il y avait bien d'autres oeuvres injustement ignorées des visiteurs et qui méritaient le détour.
Certes, il est impossible de rester au-delà de quelques secondes devant La Joconde, succès oblige, certes il y a d'autres oeuvres magnifiques dans ce musée, mais depuis que j'ai lu ce roman, mon regard sur La Joconde a changé. La prochaine fois que je me rendrai au musée du Louvre, j'irai lui faire un petit coucou comme à quelqu'un qu'on connaît bien, car grâce à ce roman ce tableau a littéralement pris vie pour moi ! La Joconde n'est plus seulement un tableau, ce n'est plus seulement l'être qui a posé pour Léonard de Vinci, c'est l'ensemble qui est vivant, la femme qui a posé et qui se trouve dans le tableau !
Il faut le reconnaître, La Joconde a beau attirer les touristes du monde entier, elle fait un peu partie des meubles, on la photographie, on fait un selfie et zou on part. En d'autres termes, on la voit, mais on ne la regarde pas, chacun de nous pensant bien la connaître. Pourtant, si on gratte un peu le vernis (au sens figuré !), elle a énormément de choses à nous raconter, ayant traversé par moins de cinq siècles d'histoire.


Un tableau vivant !


Pour nous faire découvrir l'histoire fabuleuse de ce tableau, l'auteur a pris le parti ingénieux et original de donner la parole à la femme peinte dans ce tableau, à l'être humain vivant dans le tableau ! Ce mode de narration, attribué à un objet, est vraiment inattendu et l'effet est spectaculaire : en nous permettant d'approcher l'oeuvre d'une manière très sensible, il nous donne l'impression d'une très grande proximité avec le tableau qui s'humanise dès la première ligne, il devient vivant, et le demeure jusqu'à la fin... et je dirais même bien au-delà dans mon cas !


Un caractère bien trempé


En prenant la parole, La Joconde nous précise de suite que ce récit, constitué de courts chapitres bien rythmés, est destiné à Edgar, son fidèle gardien qui selon elle "m'aime, et me comprend, et lit dans mes pensées", afin qu'il sache tout de son histoire, depuis sa création en 1503 dans l'atelier florentin de Léonard de Vinci jusqu'à ce mois de janvier 2019.
Entre ces deux dates, elle a vécu toutes sortes d'aventures au gré des événements de l'histoire de France et rencontré de nombreux personnages historiques : Léonard de Vinci, Salaï, Francesco Melzi, Sandro Botticelli, François Ier et ses différentes maîtresses (Marie Gaudin, Françoise de Châteaubriant, Anne de Pisseleu), Louis XIV et ses différentes maîtresses (La Vallière, Louis XIV, Madame de Montespan, Madame de Maintenon), Colbert, Louis XV, Le Bernin, Cambacérès, Talleyrand, Talma, Théophile Gautier, Delacroix, Manet, Baudelaire, George Sand, etc. C'est l'occasion pour elle de nous livrer quelques anecdotes et avis bien tranchés sur tel ou tel personnage, on peut dire qu'elle ne mâche pas ses mots et c'est vraiment drôle, car on découvre certains personnages sous un angle inédit ; on imagine ainsi sans peine La Joconde en train d'observer Louis XIV :
"Je fus, je dois l'avouer, aussi surprise que déçue par son aspect. Louis, qui était alors âgé d'environ vingt-cinq ans, était aussi petit que François avait été d'une taille et d'une stature imposantes. Il se haussait sur ses escarpins pour se grandir, et tout dans son maintien exprimait une sorte de morgue hautaine. Autant dire qu'il ne m'inspira aucune sympathie."


Quant à Salaï, il a beau être le protégé de Léonard de Vinci, qui lui pardonne tout, La Joconde n'est pas dupe : "Menteur, paresseux, hypocrite, voleur, Salaï avait tous les défauts." Mais elle n'est pas en reste non plus avec les femmes, comme George Sand qui la compare à la Méduse : "Pour qui se prenait-elle, elle, avec ses yeux globuleux, ses joues épaisses et son menton fuyant ? Il est vrai qu'elle avait autrefois séduit Musset et Chopin, pour ne citer que ces deux-là parmi ses innombrables amants… Mais qu'avaient-ils pu lui trouver ?"


Ah, elle en a du caractère ! Et il en fallait pour supporter tout ce qu'elle a subi durant ces cinq siècles d'histoire. Car contrairement à ce qu'on pourrait croire, elle n'a pas toujours fait l'objet d'admiration, se retrouvant parfois reléguée dans des pièces ou des lieux peu fréquentés, tels "le triste et sombre" appartement des Bains de Fontainebleau ou le salon de l'hôtel de la Surintendance des Bâtiments royaux de Versailles, et c'est l'une des choses que j'ai apprise en lisant ce roman. Adulée par François Ier, elle a été peu à peu délaissée par les souverains suivants, notamment Louis XIV et Louis XV qu'elle n'apprécie pas du tout ! Napoléon lui trouvait du charme mais Joséphine de Beauharnais ne l'appréciait guère, lui trouvant le "sourire ironique". Ce n'est qu'au moment de son vol, en 1911, qu'elle a véritablement regagné son aura et bien au-delà. Elle est véritablement devenue une star internationale, voyageant à plusieurs reprises jusqu'en 1974, aux États-Unis où elle rencontre Jackie et John Kennedy, au Japon, en Russie où les foules se pressent pour l'admirer.


Une vie mouvementée


C'est donc avec beaucoup de curiosité et d'intérêt que j'ai découvert l'histoire de ce tableau, au-delà des deux grandes dates connues de tous, sa création (1503) et son vol (1911), et l'une des autres choses apprises en lisant ce roman c'est que La Joconde n'est pas allée directement d'Amboise au musée du Louvre, elle est passée par différents lieux : le château de Fontainebleau, le château de Versailles, le palais du Louvre, le palais des Tuileries, le musée du Louvre, l'Arsenal de Brest, l'église des Jacobins de Toulouse, Montauban, le château de Chambord, le musée Ingres à Montauban, divers châteaux du Lot et du Quercy dont le château de Montal, etc.
Son périple durant les deux conflits mondiaux a tout particulièrement attiré mon attention. Plus précisément, son parcours durant la Seconde Guerre mondiale m'a passionnée – je ne le connaissais que dans les grandes lignes –, car à travers le regard de La Joconde, on assiste à son "évacuation" en différents lieux et elle va finir par se retrouver au château de Montal sous la surveillance de René Huyghe, conservateur au Musée du Louvre et résistant. On assiste même à une rencontre entre ce dernier et René Jaujard, directeur du Louvre et résistant, au cours de laquelle ils évoquent le vol des oeuvres d'art par les Allemands, la mise en sécurité des oeuvres d'art du Musée du Louvre en province et l'action de Rose Valland, attachée de conservation au musée du Jeu de paume, pour lutter contre ce trafic d'oeuvres d'art.


Une femme émouvante


Mais ne croyez pas que La Joconde ne soit qu'une cancanière, si tant est qu'elle le soit car son jugement me semble plutôt juste, elle fait preuve de beaucoup de sensibilité, aussi bien à l'égard de son créateur, Léonard de Vinci, que de François Ier. À travers son regard, on apprend beaucoup sur ces deux personnages, leurs caractères, leurs vies... Quand elle évoque la mort de Léonard de Vinci, on sent que la tristesse, difficilement retenue, l'étreint ; il en va de même pour François Ier :


"François s'éloigna pour monter à l'étage. Lorsqu'il passa devant moi, il me lança un rapide coup d'oeil et j'aperçus, l'espace d'un instant, son visage ravagé par le chagrin. Un chagrin que je partageais. S'il considérait Leonardo comme un père, ainsi qu'il l'avait dit, nous étions l'un et l'autre frappés par le deuil. À cette différence près que, pour moi, c'était vrai. Leonardo était réellement mon père."


"La disparition de François a été le plus grand chagrin de ma vie après le décès du Maître. Car si Leonardo avait été mon père, François m'avait adoptée comme une… disons une amie de coeur. J'eus la douloureuse impression, après sa mort, d'être seule au monde. Et ce n'était pas seulement une impression : pendant les temps qui suivirent, je ne vis pour ainsi dire personne. On ne s'intéressait plus à moi, on m'avait oubliée."


Deux histoires mêlées


L'autre point original de ce roman est l'insertion d'une histoire contemporaine, permettant de donner encore plus d'ampleur à ce roman, ne le laissant pas cantonné à l'histoire de ce tableau. J'ai été un peu dubitative en découvrant le premier chapitre consacré à cette histoire qui se déroule au XXIe siècle, me demandant où elle allait mener, mais l'alternance des chapitres courts, consacrés tantôt au passé, tantôt au présent, fonctionne parfaitement bien puisque la narration est en permanence conduite par La Joconde, le lien se fait donc tout naturellement entre les différents chapitres.
Cette histoire est basée sur trois personnages, un jeune homme étudiant à l'École des Beaux-Arts de Paris, Robert Alias, qui vient chaque jour travailler devant l'oeuvre, une jeune femme un peu paumée, Alexandra Baader, dont on ne comprend pas bien le but (jusqu'au dénouement final) et le gardien de la salle, Edgar, qui aime passionnément La Joconde. Là encore, cette dernière nous fait l'honneur de ses confidences et de ses opinions sur ses visiteurs et donc sur la société actuelle, un point de vue fort intéressant et parfois incisif !


"[…] dans la foule de ces touristes qui, eux, me fatiguent de plus en plus avec leurs manies, dont la dernière est de se photographier eux-mêmes avec mon image en arrière-plan. Cette mode étrange est apparue il y a quelques années. Les premières fois, c'est avec stupeur que j'ai vu les gens me tourner le dos, tendre leur appareil à bout de bras et cadrer leur propre visage dans l'objectif de façon que l'on m'aperçoive de loin derrière eux… Maintenant, je sais pourquoi ils font cela. Ils veulent pouvoir prouver, une fois rentés chez eux, qu'ils m'ont bien vue, qu'ils sont réellement allés dans cette salle du Louvre qui m'est consacrée. Je ne les condamne pas, c'est la rançon de ma célébrité. Mais quand même ! M'utiliser comme arrière-plan de leur autoportrait, moi, la Joconde... Quelle impudence !"


"Rien à voir avec le regard vide des touristes qui ne fait que glisser sur moi comme il a glissé, ce regard, sur les divers monuments qu'il est d'usage de visiter quand on vient à Paris. Ces gens pourront dire en rentrant dans leur pays qu'ils m'ont vue, oui, comme ils ont vu Notre-Dame et la tour Eiffel. Ils m'ont vue, mais ils ne m'ont pas regardée."


Jonglant avec habileté entre le passé et le présent, ce roman se termine d'ailleurs par une jolie pirouette surréaliste, assez étonnante, associant justement passé et présent ! Rempli d'anecdotes et de détails historiques qui nous permettent d'apprendre plein de petites choses sans s'en apercevoir, ce roman n'est pas seulement original, il est à la fois pétillant, fin, drôle, joyeux, léger. Mon seul regret ? L'avoir terminé !

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Créée

le 19 avr. 2020

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