Il se tut, comme s'il hésitait. Puis :




  • Mettez-vous à sa place pour une minute, dit-il à voix tremblante. Supposez que ce peintre, ce soit moi, que je vous avoue mon amour, que
    je vous demande d'être ma femme. Dites, que répondriez-vous ?



La figure de Dostoïevski révélait un tel trouble, une telle agitation de
l'âme, que je compris enfin : il ne s'agissait pas d'une simple
conversation littéraire, et j'aurais porté un coup mortel à son
amour-propre, à son orgueil, si je lui avais donné une réponse
négative. Je regardai le visage si ému qui m'était si cher, et :




  • Je vous répondrais que je vous aime, que je vous aimerai toute ma vie.



Souvent, la réalité se permet d'être aussi surprenante, enthousiasmante et captivante que la plus touchante et entraînante œuvre littéraire de fiction, y compris la vie d'un grand écrivain. Celle-ci peut être aussi forte que le plus brillant de ses romans.


Lorsqu'elle suit des cours de sténographies, la jeune Anna Grigorievna Snitkina se destine à vivre de son métier en femme indépendante. Un jour, son professeur lui demande si un emploi chez le grand auteur Fiodor Dostoïevski l'intéresse. Celui-ci doit absolument rédigé Le Joueur en 27 jours s'il veut éviter d'être dépossédé de l'entièreté des droits de ses œuvres pendant neuf ans par son éditeur crapuleux qui a profité de sa situation précaire d'endetté pour lui faire signer un contrat pourri. Donc le temps presse et il ne peut pas faire face à la tâche tout seul. Anna Grigorievna accepte la proposition. Certes, elle a baigné dès sa plus tendre enfance, grâce à sa famille, dans l'admiration pour l'auteur des Souvenirs de la maison des morts, certes, la perspective de rencontrer cet auteur très célèbre est loin de la laisser indifférente, mais elle ne pense pas un seul instant combien cette rencontre va bouleverser à jamais son destin et celui de Dostoïevski...


Tout d'abord, telles qu'elles sont, leurs quatorze années de vie commune donnent une matière suffisamment accrocheuse pour constituer une lecture intéressante. Un artiste exceptionnel, en même temps qu'un homme naïf, s'engloutissant dans des dettes, à cause de personnes qui abusent sans scrupules de sa bonté (mention spéciale au beau-fils, boulet hérité d'un premier mariage, médaille d'or du gros parasite insupportable tout à fait digne d'un livre de fiction... mais envoyez-le chier, bordel, vous êtes trop gentils avec lui !) et aussi d'une addiction au jeu. Des tragédies familiales, y compris la mort de deux enfants. Un mari bon, aimant, père dévoué et attentif, quelquefois agrippé par une jalousie irrationnelle susceptible de détériorer un peu plus une santé fragile minée par l'épilepsie et l'emphysème. Mais ce sont surtout deux êtres qui s'aiment profondément l'un et l'autre.


En outre, c'est une autrice de talent. Elle sait raconter, elle a un style vivant, elle rend la vie de son époux et la sienne (mais pour cette dernière toujours à travers son statut de femme de Dostoïevski !) romanesques (entre autres, par le biais du recours au discours direct pour certains échanges !).


On sent les émotions, tour à tour tristes ou joyeuses selon les circonstances, qu'elle a vécues. La plume retrace aussi bien les faits les plus importants et connus que des anecdotes secondaires, mais qui paraissent tout aussi précieuses, car elles insufflent un supplément d'humanité et de chair. On est ému par son soutien sans failles à son homme et on ne peut pas s'empêcher de sourire, d'une façon un brin moqueuse, mais surtout bienveillante, quand elle soutient corps et âme, sans nuances, que les critiques qu'a reçues l'auteur de Crime et Châtiment sont entièrement injustes (attention, cela n'enlève rien au fait qu'il reste un des plus grands de toute l'histoire de la littérature ; c'est juste un grand incontesté qui pouvait être brouillon de temps en temps, c'est tout !) parce que ceux qui les rédigent ne tiennent pas compte de leurs difficultés matérielles ayant pour conséquence qu'il doit écrire et publier vite, sans avoir le temps de peaufiner.


Cela ne fait que la rendre encore plus admirable. C'est elle qui a fait que l'artiste a réussi à trouver une stabilité mentale et financière dans les dernières années de sa vie, sans quoi un Frères Karamazov apaisé n'aurait pas été possible (ce n'est pas pour rien que son tout dernier livre est dédié à elle, car il savait pertinemment tout ce qu'il lui devait !). Non seulement, elle s'occupait de la gestion du foyer, de la sténographie des livres, mais aussi des négociations auprès des libraires et des éditeurs. Elle a fait beaucoup aussi pour sa postérité une fois veuve, consolidant sa place au panthéon des monstres sacrés du 5e art.


Merci Anna Grigorievna, merci pour ce portrait passionnant d'un homme passionnant et en filigrane d'une femme passionnante. Et merci de nous rappeler que la vie peut parfois être encore plus belle que la fiction.

Plume231
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le 9 nov. 2021

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