Gnosticisme, option syncrétisme
Le titre de cet écrit traduit seulement la perplexité des éditeurs français. Aux Etats-Unis et en Allemagne, cet opuscule est intitulé « Sur l’origine du Monde », ce qui nous annonce une nouvelle version de la théogonie gnostique.
Ce n’est pas pour rien que les éditeurs se grattent la tête. Cet écrit, riche et dense, est de lecture assez difficile en raison du nombre d’incohérences et de contradictions qu’il contient. Lesquelles apories proviennent de la superposition de plusieurs couches de gloses, insérées au sein d’un même texte original, mais dans des intentions différentes. Techniquement, on est obligé d’éditer le texte comme celui des « Essais » de Montaigne, en faisant un sort typographique différent aux différentes couches de texte distincts entre eux par la chronologie, mais aussi par le projet.
Le texte original est un traité de propagande gnostique à l’usage des juifs (on a vu, dans les livres antérieurs de Nag Hammadi, que ce n’était pas gagné d’avance). La première réécriture, d’intention chrétienne, tendait à donner une explicative à des affirmations gnostiques que les chrétiens avaient du mal à accepter. En plus, cette première révision se lance volontiers dans des développements symboliques, voire hermétiques et numérologiques, pour inciter le lecteur à dépasser les apparences, et à saisir l’allégorie au sein de la littéralité. La seconde réécriture complique le schéma gnostique originel (tripartition terrestres-spirituels-psychiques) en lui adjoignant une quatrième catégorie : la « génération sans roi ».
Dans sa densité chaotique, cet écrit contient d’étonnantes richesses, et il convient de laisser quelque peu en sommeil notre rationalité « cerveau gauche » pour y être sensibles.
Dans la description cosmogonique attendue, le schéma général gnostique est facile à retrouver : ici, l’entité féminine qui est saisie de la fantaisie de créer le Monde s’appelle « Foi » et/ou « Sagesse », et son lieu de travail se situe à mi-chemin entre les « immortels » d’en haut, et les réalités d’en bas, dument séparés par un « voile », que le bon gnostique devra franchir grâce à la connaissance. On remarquera au passage la connotation érotique de cette formulation : « soulever » ou « détruire » le voile donne accès à la réalisation du plus grand désir, précisément induit par une machination féminine. Etonnons-nous des discours érotoïdes de ceux qui parlent de « soulever le voile d’Isis », ou de la « conjonction » alchimique entre le Roi et la Reine !
Bref, l’éon de la vérité (lumineux à l’intérieur) a un « dehors » qui contient l’ombre et le chaos. Ce souci du chaos est assez propre à cet écrit. Et de ce chaos sont sortis les dieux. Tout ceci fait quand même assez païen, voire hésiodique. Les remaniements de l’écrit donnent à penser à une tentative de syncrétisme. Et voilà l’ombre qui s’aperçoit qu’il y avait plus fort qu’elle. Conséquence : elle génère la Jalousie, un avorton dont le placenta, dans un milieu aquatique, va donner naissance à la matière. (Oui, je sais, c’est pas commode à suivre, mais c’est bien écrit comme ça).
Voilà Foi-Sagesse qui débarque, et qui veut donner un gouverneur à la matière. Et hop, Yaldabaôth apparaît dans les eaux amniotiques primordiales, après quoi Foi-Sagesse retourne dans le Plérôme (jamais nommé). Yaldabaôth sépare alors le sec de l’humide (paraphrase de la Genèse). Il se crée trois fils androgynes qui, puis sept (dont certains portent les noms divers du Dieu de l’Ancien Testament). Il leur donne à chacun des cieux, et des armées de trônes, de dieux, d’anges et d’archanges. Et voilà remise en contexte la hiérarchie divine de l’Ancien Testament !
Yaldabaôth, après avoir bricolé toute cette progéniture, se vante d’être le seul et unique Dieu, ce qui ne plaît pas trop aux Immortels des étages supérieurs. On remarquera que l’Islam trouverait facilement à s’intégrer dans ce schéma (pas à son avantage, il faut bien le dire) ; en effet, le cri d’orgueil de Yaldabaôth (« Je suis Dieu, et il n’y en a pas d’autre en-dehors de moi. ») est le prototype de la première moitié de la Chahada (profession de Foi musulmane) : « Je témoigne qu'il n'y a pas d'autre dieu qu'Allah ». Bon, on a compris, Allah, c’est Yaldabaôth. On se disait bien, aussi, que tout n’était pas clair dans ce dieu-là, vu les fruits qu’il produit un peu partout dans le monde.
Foi-Sagesse vient engueuler Yaldabaôth pour son outrecuidance, et convainc Sabaôth (un des fils de Yaldabaôth), qui se met à glorifier Foi-Sagesse, et à honnir ses propres parents (Ténèbre, Abîme, et Yaldabaôth). Les Archontes locaux commencent à se bastonner mutuellement, et Foi-Sagesse enlève Sabaôth jusqu’au septième ciel, et lui donne une demeure, avec un trône à quatre faces appelé « chérubin ». Lesquelles quatre faces sont les quatre signes fixes du Zodiaque (Taureau, Lion, Aigle et Homme). Puis Foi-Sagesse crée des Séraphins (« Anges à forme de dragon »), puis des milliers d’Anges, puis un Sauveur qui tient à sa droite Jésus-Christ, et à sa gauche la « vierge de l’Esprit Saint ».
Vous trouvez que ça fait beaucoup ? Moi aussi ; il y a dans tout ceci une volonté de concilier les mythes gnostiques avec la théologie vétérotestamentaire, l’astrologie (Sept Archanges = les Planètes ; Dodécade = les signes du Zodiaque), et la démonologie proche-orientale (les Keroubim, les Séraphins).
Jaloux que Sabaôth soit devenu le chouchou du monde supérieur, Yaldabaôth pique sa crise, crée la Mort (qui auto-engendre sept androgynes (dont la luxure, qu’est-ce qu’elle fout là ?)), à laquelle la Vie (Zoé-Eve, non nommées ainsi) oppose sept androgynes « positifs ».
Yaldabaôth finit par avoir honte de son orgueil, ce qui suscite une arrivée de Lumière suprême, appelée « Adam-Lumière ». Et puis, sans prévenir, on nous ressert le mythe d’Eros et Psyché (tu apprécieras le mélange des genres et des mythologies !). Un Eros débarque subitement, issu d’un sang dont on sait pas trop d’où il vient lui-même ; il apporte l’amour charnel sur la terre (c’est son job, après tout).
Sans autre transition, la Justice crée le Paradis, avec l’Arbre de Vie et l’Arbre de la Connaissance (il est au Nord du Paradis, n’oubliez pas votre boussole). Joli passage sur des espèces d’arbres et d’autres plantes qui apparaissent à ce moment-là.
Les archontes, toujours complexés, entreprennent de créer un hermaphrodite (Eve-Vie), avec l’aide de la Sagesse : c’est l’ « Instructeur » ; intéressant : la femme est toujours en posture d’initiatrice, et, ici aussi, assimilée au Serpent ; puis, dans une scène de masturbation collective assez torride, Yaldabaôth et les Archontes fécondent la Terre, d’où naît Adam. On appréciera que l’Homme naisse après la Femme, qui dispose d’une connaissance supérieure. Adam, au départ, n’est que de la boue (un « avorton »), mais Sagesse-Vie lui souffle dessus, mais c’est Eve qui réussit à mettre Adam en station verticale.
Eve, constatant les projets libidineux des archontes, fabrique un simulacre d’elle-même, qui est fécondé par les Archontes (ça baise beaucoup, dans ce passage...). Il en sort Abel et d’autres enfants, qui seront assujettis à la Fatalité du Monde, l’Ananké dont Victor Hugo a fait l’épigraphe de « Notre-Dame-de-Paris ».
Les archontes, contrariés de penser qu’Adam leur est supérieur et qu’ils se sont fait rouler par l’Eve spirituelle, incitent Adam et Eve à ne pas manger du Fruit de l’Arbre de la Connaissance. Survient « La Bête » (= Serpent-Sagesse-Eve) qui leur conseille le contraire pour accéder à la Connaissance (thème central du gnosticisme). C’est ce qu’ils font, ils prennent connaissance, entre autres de leur « nudité » spirituelle, un peu inhabituelle : ils sont « nus » de la honte qu’ils éprouvaient auparavant dans leur relations de couple (évidemment, ça ne veut pas du tout dire la même chose que la bonne vieille nudité cochonne que a Bible nous a habitués à comprendre).
A la grande surprise d’Adam, les archontes constatent qu’il est en mesure de donner un nom aux animaux (cette nomination a donc un sens très différent de celui de la Genèse ; ici, c’est un test), donc qu’il est leur égal en connaissance. Furieux, les archontes virent Adam et Eve du Paradis (Ca, ça ne change pas). Intéressant : les archontes protègent l’Arbre de Vie de tout accès humain en l’entourant de Chérubins de feu et d’un glaive tournoyant. Puis les archontes réduisent progressivement la durée de la vie humaine, qui était de mille ans au départ. Pas contente, Sagesse-Vie descend foutre une rouste aux archontes, et les précipiter dans le monde matériel, où ils rôdent encore aujourd’hui en tant que démons. (Si vous faites une séance de spiritisme, avec un peu de chance, vous devriez pouvoir parler avec un Archonte...). Ils inculquent aux hommes les mauvais cultes des idoles et les sortilèges. Et ils les poussent à se reproduire, ce qu’il ne faut pas faire, car, dans ce cas de figure, on perpétue les mauvais mélanges de semences voulues par les archontes pour abaisser l’humanité. Allusion à une « quatrième race », la « génération sans roi ». C’est-à-dire hors de portée de l’influence des archontes, si elle ne se reproduit pas et si elle accède à la Connaissance.
L’intérêt de cet écrit réside donc dans l’audace qu’il manifeste en intégrant dans sa mythologie des éléments peu gnostiques, et en conduisant à une réinterprétation parfois inattendu de situations mythiques sur lesquelles le christianisme a fondé sa domination pendant deux mille ans : qui se souvient aujourd’hui que, dans la pensée gnostique, la femme est spirituellement prééminente, que le Serpent de la Genèse est un brave type, que le Jardin d’Eden était une prison, et que manger du fruit de l’Arbre de la Connaissance était la seule voie de Salut pour l’Homme ?