Quand la poésie créait du lien social...
Saturés d’expression écrite, surinformés, ayant ravalé les mots à leur fonction purement utilitaire de transmission d’une connaissance quelconque, de plus en plus incapables (surtout en France) d’écrire deux lignes sans faute, nous avons bien oublié (si tant est que nous l’ayons su un jour) que la parole et l’écrit ont été considérés comme les productions suprêmes de l’être humain, porteur de sens profond et socle de pouvoir politique, religieux, voire économique.
Dans ces âges anciens, la poésie n’était pas considérée comme le passe-temps oiseux et creux de quelque parasite social n’ayant rien trouvé de mieux pour amortir l’ennui de ses journées vides, mais, au contraire, comme un art de haute volée, un artisanat requérant compétence, sensibilité, génie et... travail assidu ! « Poésie » vient d’un verbe grec qui signifie « faire, créer ». Musicalité, alternance des syllabes brèves et longues, rythmes, métaphores, surprise fondée sur la mise en scène de ce qui est exposé.
Les Grecs antiques ont eu, très tôt, conscience de la valeur de transfiguration que la poésie produisait sur la réalité. On a entendu parler d’Homère, moins d’Hésiode et de Pindare. On connaît Sapphô pour ses hymnes lesbiens, et à part cela, quoi... ?
Tout un océan de poésie grecque a disparu dans la nuit des temps, faute d’être transcrit sur des supports durables. Les anciens eux-mêmes avaient conscience de cette fragilité, et Méléagre de Gadara, dès le Ier siècle avant Jésus-Christ, a entrepris de recueillir de nombreuses épigrammes choisies dans la poésie grecque de toutes les époques antérieures. Il appela cette collection une « Anthologie », c’est-à-dire une « Guirlande de Fleurs », ce qui suggère la volonté de composition plaisante à partir de nombreux éléments variés. Beaucoup plus tardivement, le mot « florilège » a été forgé pour signifier un sens très proche.
L’ « Anthologie » de Méléagre a été reprise et enrichie par des éditeurs postérieurs : Philippe de Thessalonique, Agathias, Constantin Céphalas (on est déjà en plein monde byzantin, au Xe siècle après Jésus-Christ). Fin XIIIe siècle, le Byzantin Maxime Planude donne une édition revue et augmentée de l’ « Anthologie ».
Le nombre d’épigrammes (donc, de poèmes très courts) est monumental dans l’Anthologie. Il a fallu 13 volumes à la Collection des Universités de France pour tout publier en édition bilingue, en progressant à son rythme de sénateur (en 51 ans, de 1929 à 1980...). On peut donc les regrouper par thèmes si l’on éprouve une prédilection pour des sujets précis.
Le scrupuleux Maurice Rat en a publié un choix en deux volumes dans la collection des Classiques Garnier (1939 et 1941). Le Tome I comprend des « Epigrammes amoureuses », des « Epigrammes Votives », et l’ »Appendice Planudéen ».. Le Tome II comprend des « Epigrammes Funéraires » et des « Epigrammes Descriptives ». Elles sont tirées des livres VI et IX de l’ « Anthologie Palatine ».
Les « Epigrammes Funéraires » sont destinées à servir de commentaire à de véritables tombes (gravées sur des stèles), à de simples cénotaphes, ou constituent de véritables exercices d’école poétique, par exemple lorsqu’il existe plusieurs variantes du même poème reprenant les mêmes idées en hommage au même défunt.
Ces épigrammes honorent certes des personnages célèbres : poètes, philosophes, généraux, guerriers... mais également de parfaits inconnus : pêcheurs, naufragés dont le corps n’a pas été retrouvé, jeunes mariés, enfants, artisans laborieux, familles enfouies sous les décombres d’une maison effondrée, victimes d’incendies, ivrognes (et ivrognesses !), amoureux et prostituées, médecins, esclaves, malades de goutte ou d’hydropisie, chasseurs, bouviers, laboureurs, des vignerons, des filles calomniées, des princes, des athlètes, des meuniers, des suicidés, et même des sauterelles et des cigales, des rossignols, des coqs, des perdrix, des chevaux, des chiens, des oiseaux, des dauphins...
S’il faut en croire le nombre d’épigrammes, on mourait vraiment beaucoup de naufrages et dans des combats ! On remarque que beaucoup de tombes devaient être placées un peu n’importe où : des véhicules finissent par rouler sur la tombe, détruire le cercueil et briser le squelette lui-même...
Ces épigrammes couvrent tout le monde grec. Il importe donc d’avoir une bonne connaissance de la géographie de ce monde, et des croyances, de la mythologie et des cultes religieux si l’on veut tout comprendre. Les tombes étaient parfois ornées de motifs sculptés mettant en valeur le rôle social ou la personnalité du défunt, motifs dont l’interprétation n’est pas forcément claire pour le poète, mais que son épigramme s’efforce de mettre au clair.
Toute la civilisation grecque défile au travers de la diversité des épigrammes. Celles-ci prennent parfois l’apparence d’un petit dialogue ou d’une anecdote, voire d’un jeu de mots. Quand il s’agit d’un personnage antipathique (tel le misanthrope Timon d’Athènes, ou encore quelque poète satirique langue de vipère), le ton se fait occasionnellement méprisant ou ironique.
Les circonstances de la mort sont souvent décrites avec pittoresque. Mais ce qui domine, c’est l’extraordinaire émotion et la retenue qui témoigne de la sensibilité du rédacteur de l’épigramme. Le poème court requiert d’être lu pour lui seul, et le lecteur doit en laisser résonner toutes les harmoniques en lui-même. La musicalité, l’ennoblissement dont le poème enrichit la triste réalité de la mort, sont sensibles même à travers la traduction. En présence de la perspective de sa propre perdition, l’homme grec a su convoquer ses plus belles facultés créatrices pour euphémiser la brutalité insupportable de sa propre destruction.
« Les « Epigrammes descriptives », moins contraintes thématiquement, oscillent de la fable à l’hommage, en passant par l’anecdote et le fait divers. On y apprend beaucoup sur le rapport des Grecs à la nature, aux animaux, à la fatalité... On y trouve les prototypes de contes tels que « « L’Aveugle et le Paralytique », des dédicaces apocryphes d’écrits célèbres, des traits de mœurs (la rigidité spartiate face au courage guerrier), des réflexions admiratives devant telle ou telle œuvre d’art, des regrets à la Du Bellay devant la disparition des gloires anciennes (lamentations sur Mycènes, Argos ou Troie), la présence de l’astrologie et de la divination, la réécriture d’épisodes tirés de la Tragédie ou de la Mythologie (Hécube, Arion et le dauphin), la plainte de « grammairiens » (professeurs de langue, visiblement très mal payés), des compliments à l’Empereur... On réécrit « ce qu’aurait pu dire » tel personnage de la Fable dans tel épisode connu.
Ce qui frappe, c’est la gaillarde résolution avec laquelle les poètes s’attaquent à des sujets aussi concrets que possible : leurs textes font parler les maisons, les établissements de bains, les statues. Ils ironisent sur les saucissons et les jambons de mauvaise qualité. Tout le monde pouvait trouver, toucher, observer de tels supports poétiques. Alors que de nos jours, la poésie a fui le concret, et s’est doublement barricadée dans un inexpugnable hermétisme de forme et dans une abstraction prononcée qui ne touche plus ni le cœur ni les sens, mais seulement l’intellect exigeant. L’Anthologie Grecque ne craint pas de célébrer l’œuvre des architectes, le charme des jardins, les catastrophes naturelles, et même les latrines...
Certains types d’épigrammes suscitent chez le lecteur d’étranges émotions, comme lorsqu’on retrouve un univers perdu : celui de l’enfance, celui de l’enchantement du monde. Notre époque (tout particulièrement en France) a choisi de renoncer à l’émerveillement, a opté pour le desséchement de cœur et le cynisme hautain et rationaliste qui met plus bas que terre toute forme de « naïveté primitive ». Ne pas être dupe, voilà la modernité. Les jeux du cœur y sont écrabouillés sous les labyrinthes factices créés par le discours rationnel. Et les modernes ne voient pas que ce refoulement leur revient en plein visage sous l’espèce de névroses, de besoin de drogues, de pulsions destructrices, à commencer par l’impérialisme et le suicide écologique ; de vertige consumériste, d’engagements politiques ou religieux aussi haineux que dérisoires...
Les épigrammes de l’Anthologie Grecque enchantent le monde : parfois conçues pour être gravées sur des stèles en pleine nature, elles font parler les dieux, les nymphes, les fontaines, le printemps ; elles convoquent sous forme de brèves fables les animaux avec lesquels on était familier (combien d’entre les Français ont réellement parlé d’un merle, d’un corbeau ou d’un renard autrement que pour se gausser de l’infantilisme pitoyable d’un certain La Fontaine ?). Elles rappellent constamment les évènements –réels ou fabuleux – qui sont la substance de toute culture (souvenez-vous : qu’avez-vous appris à l’école de notre patrimoine légendaire, et qu’en reste-t-il dans l’enseignement ethnocidaire d’aujourd’hui ?). Elles donnent à voir, à toucher, à sentir les plantes, les insectes ; elles célèbrent les abeilles, imaginent le dialogue du platane et de la vigne ; elles donnent la parole aux sources, invitant le voyageur à profiter de leur pureté cristalline sans la troubler ; elles révèlent les connivences et les antagonismes des éléments (le feu, l’eau, le bois) ; elles disent le respect dû aux dieux, les malheurs du deuil et de la ruine ; elles personnifient les aléas du destin ; elles perpétuent la gloire des cités mortes ; elles font parler les bustes des faunes et des satyres ; elles s’autocritiquent en exigeant de la bonne poésie ; elles montrent la diversité des tempéraments humains ; elles jouent sur les citations (centons homériques). Quoi de plus charmant que ces épigrammes sur Alphée et Aréthuse (page 282), sur le printemps (thème abondamment repris par les poètes de la Renaissance, nous rappelle Maurice Rat, incroyable d’érudition) ? Si on ne le savait pas, on apprend que l’orgue existait déjà, on sait ce que l’on mangeait lors de grands festins (page 288), on se permet des calendriers poétiques avec les travaux et les jours (calendrier égyptien page 290)...
A des litres de bière, à des concours de saoulerie, à des drogues antidépressives, à cette frustration qui fait du peuple français un des plus rouspéteurs et les moins accueillants du monde (demandez aux étrangers !), je préfère l’eau vive de ces épigrammes, qui retrempent l’âme bien autrement que le quotidien des illusions virtuelles que nous offre la Toile. Le monde y est humanisé grâce au langage, qui envahit la nature. La modernité, c’est l’inverse : le langage reflue de la nature, en n’en parlant plus du tout, ou seulement avec la froideur scientifique et le cynisme du prédateur. La source n’est plus une gracieuse nymphe, c’est de la flotte même pas bonne à boire à cause des nitrates.
J’ai fait mon choix.