Au début il y avait l’échange puis vint le marché. Nous ramenant au néolithique, époque où existaient déjà des formes rudimentaires de commerce sur de longues distances, Grenouilleau nous fait traverser les époques, du temps des guildes antiques à celui du capitalisme post-industriel, analysant les rapports des civilisations successives au marché. S’il met en garde contre les dérives de ce dernier, il se méfie également de l’idéalisation dans laquelle nous tenons souvent certaines sociétés non marchandes, dont il n’est pas possible de faire une histoire chronologique (ces sociétés ne sont pas forcément antérieures aux nôtres) et qui ont rarement été des modèles d’égalité. Ainsi, les logiques de don et de contredon permettent elles aussi d’établir des stratégies de séduction et de rivalité, et les sociétés fondées sur le potlatch reposent sur l’accumulation du surplus et empêchent la circulation des biens pour mieux figer les rapports de pouvoir.
Cherchant dans les langues indo-européennes les indices de la manière dont les peuples percevaient le marché, l’auteur remarque aussi que si les biens matériels sont considérés dans l’Ancien Testament comme une récompense à la soumission à Dieu, ils deviennent dans le nouveau un obstacle à cette soumission. La figure du marchand, absente de la tripartition de Dumézil, prend une importance croissante au cours des siècles : Saint-Thomas d’Aquin justifie le prêt à intérêt condamné jusque là, la peinture flamande réhabilite les changeurs en en faisant des sujets de toiles, les calvinistes expliquent la réussite professionnelle comme une preuve de l’élection divine, les Lumières chantent le marché comme remède à la guerre, les providentialistes justifient le commerce par l’équilibre entre les besoins et les facultés tandis que d’autres le naturalisent ou que d’autres encore le légitiment par une explication évolutionniste. « Le salariat apparaît comme le système le plus en phase avec le fonctionnement des démocraties libérales, en partie fondées sur l’idéologie du contrat et le règne de l’individu. »
Grenouilleau voit des parallèles entre les critiques aristocratique et socialiste du marché mais il note également que la dépense somptuaire a été adoptée par la bourgeoisie d’affaires par imitation de la noblesse. Pour Grenouilleau, l’idée du capitalisme vertueux est une utopie trompeuse, comme en témoignent les expressions nouvelles qu’il prend aujourd’hui, telle que l’infiltration du marché dans la sphère privée.