Encore un livre que personne ne lira. Encore une chronique que personne ne lira. Il y en a eu d’autres. Il y en aura d’autres. Mais celui-ci est un AVERTISSEMENT. Nous aimons tant nos cousins d’Outre-Atlantique qu’un jour ou l’autre nous finissons par tout faire comme eux. Alors, un jour ou l’autre, nous en crèverons, comme eux. Peut-être, faute d’avoir lu ce livre.
La Pennsylvanie est l’un des états les plus industrialisé des États-Unis, il se situe au Nord-Est du pays, sur environ 120 000 km² pour 13 millions d’habitants.
Au Sud-Ouest de l’état, au début du XIXe siècle, Pittsburgh connut un important essor industriel, grâce à la proximité de mines de charbon et à son emplacement privilégié comme carrefour commercial.
La production d’acier y fut florissante pendant de nombreuses années. Des millions d’Européens affluèrent et s’installèrent à proximité, jusqu’au début du XXe siècle, à la recherche d’un emploi dans les mines, les aciéries, les chemins de fer et de nombreuses autres industries. En outre l’or noir fera de la Pennsylvanie le berceau de l’industrie pétrolière américaine.
La crise économique a touché Pittsburgh au début des années 1980 : elle s'est traduite par une forte augmentation du taux de chômage. Les industries lourdes ont fermé et la désindustrialisation a poussé un grand nombre d'habitants à quitter la ville (de 680 000 habitants en 1950 à 300 000 en 2010) entrainant dans la pauvreté un grand nombre d’habitants de la région.
C’est dans ce contexte que la "Range Resources" entame une campagne de forage pour l’exploitation du gaz de schiste, dans la région, au début des années 2000.
Stacey Haney, infirmière et mère célibataire de deux enfants, Harley 14 ans et Paige 11 ans, possède une ferme de 3 hectares dans le comté de Washington à une quarantaine de kilomètres de Pittsburgh. En décembre 2008 elle signe avec la "Range Resources" un bail d’exploitation en vue de l’extraction du gaz de schiste dans son sous-sol. Mais deux ans et demi plus tard, son fils Harley pèse 57 kilos pour un 1 mètre 85, il n’est plus qu’une « silhouette cachectique et molle », il maigrit à vue d’œil, se traîne.
En 2011, à l’issue d’une réunion de propriétaires inquiets où Stacey a pris la parole pour exprimer ses problèmes, la journaliste Eliza Griswold rencontre Stacey et ses enfants. Elle consacrera désormais sept années à suivre les étapes de son combat. Ce livre en est le témoignage, il a valu à Eliza Griswold le prix Pulitzer 2019.
Née en 1973, diplômée de Princeton, Eliza Griswold est journaliste d’investigation, poète et traductrice du pachtoune. Ses enquêtes objectives, méticuleuses et fouillées publiées dans le New Yorker, New York Times Magazine ou Harper’s Magazine, comme ses propres poèmes lui ont valu de nombreux prix.
Donc, nous y voilà, il se trouve que dans cette région des Appalaches, il y a des millions d’années des dépôts et pétrifications dans les sols ont formé du pétrole, du charbon et du gaz pris au piège de limons qui se transforment en roches sédimentaires nommées schistes argileux. Les couches s’empilent, se tordent, certaines en surface, d’autres en profondeur. Il y a 600 ans, les Amérindiens usaient du pétrole pour soigner phtisie et maladies vénériennes. Des siècles plus tard, l’or noir fera de la Pennsylvanie le berceau de l’industrie pétrolière américaine.
La fracturation hydraulique a permis, ces dernières décennies, d’extraire du gaz toujours plus profondément (1500 mètres à la verticale dans le sol, 3 kilomètres latéralement) et ce boom gazier a fait la fortune des Appalaches entre 2005 et 2015 mais il a aussi eu des conséquences terribles sur les habitants de ces zones d’extraction, et c’est là l’objet de l’enquête d’Eliza Griswold « exploiter les énergies fossiles exige souvent d’exploiter les gens ».
La famille de Stacey vit dans la région depuis 150 ans, près d’Amity et Prosperity, deux villes que le gaz de schiste va transformer en enfer. Amity a connu les puits de pétrole, puis les aciéries, la campagne a toujours cohabité avec l’industrie dans la région, et tous les habitants du coin ont vu la ruine succéder à la prospérité, le chômage quand les ressources du sous-sol s’épuisent, les problèmes environnementaux liés à l’exploitation intensive.
Alors quand "Range Resources", entreprise spécialisée dans l’exploitation du gaz de schiste par le biais de la technique de la fracturation hydraulique, propose aux propriétaires de cette région un bail de location pour l’exploitation du sous-sol, comment résister à l’appel d’argent frais quand on lutte pour survivre dans une région que les crises successives n’ont pas épargnée ?
Stacey n’hésite pas longtemps et signe en décembre 2008. « Signer un bail, cependant, n’était pas qu’une question de gros sous. Stacey jugeait aussi que c’était son devoir envers la nation. Comme beaucoup d’Américains, elle en avait assez que les États-Unis envoient des troupes se battre pour du pétrole. Son père avait répondu au besoin douteux du pays d’aller batailler au Vietnam, et elle considérait que la guerre en Irak obéissait au même schéma. »
Dans ce coin des Appalaches, hors des agglomérations, il n’y a pas de système de distribution d’eau, les propriétaires s’alimentent en eau à l’aide de puits privés ou de sources, sur leur propriété. Mais quand on est pauvre et qu’on vous fait miroiter une pluie de dollars, on oublie les leçons du passé : « [Stacey] espérait aussi que la signature d’un bail gazier empêcherait la société charbonnière de détruire sa ferme. Comme d’autres, elle ne voulait pas qu’Amity connaisse le destin de Prosperity, une petite ville à dix kilomètres de chez elle où une méthode d’extraction industrielle du charbon nommée « longue taille » avait privé d’eau de nombreuses familles de fermiers, en endommageant l’aquifère sous leur terrain. »
Et, comme on pouvait s’y attendre, elle commence rapidement à déchanter : compte tenu de la superficie de son terrain elle s’était attendue à toucher une prime de quinze mille dollars, après la signature. Mais celle-ci n’arrive qu’au compte-gouttes. Dès le printemps 2009, son voisin s’est mis à compter les camions qui passaient devant chez eux « chaque jour, dans un bruit de ferraille, il a annoncé à Stacey que deux cent cinquante poids lourds étaient passés devant sa ferme à elle » qui se trouvait à moins de dix mètres de l’étroit chemin de terre menant au chantier d’exploitation, dans un énorme nuage de fumées de diesel et de poussières, dans une ambiance autoroutière. « La crasse leur emplissait la gorge. Les chèvres que Harley et Paige élevaient pour la foire se mirent à tousser […] Les fondations de la maison de Stacey se sont lézardées. Les vibrations défonçaient la route, provoquant la formation d’énormes nids-de-poule qui ont crevé neuf pneus de sa Pontiac G6 et fissuré une jante. »
Pour fracturer le schiste, il faut envoyer au fond des puits du liquide additionné de produits chimiques et de billes d’argile ; les rejets sont stockés dans des fosses qui contaminent les sources naturelles ; l’air pue, une lourde poussière recouvre tout…
Et puis les humains tombent malades, les animaux meurent… C’est Cummins, le chiot des voisins que leur fille amenait afin de distraire le fils de Stacey, malade pour des raisons mystérieuses. On pense que le chien a été empoissonné. Mais qui aurait fait cela ? « Personne n’empoisonnerait un chiot. » C’est la chèvre d’Harley qu’il faudra euthanasier après avoir mi-bas des chevreaux mort-nés. C’est le cheval préféré de Paige, la fille de Stacey, qui, malade doit être euthanasié, à son tour. Mais c’est surtout Harley, le fils aîné de Stacey qui maigrit et dépérit de jour en jour. On finit par lui diagnostiquer un empoisonnement à l’arsenic.
Lorsqu’enfin, Stacey se décide à faire appel à une avocate, celle-ci, lors de sa première visite, décrit Harley comme « un adolescent blafard affalé sur le canapé, vêtu d’un pyjama, […] et l’a vu s’extirper péniblement du canapé, une jambe après l’autre, à la manière d’un vieillard de quatre-vingts ans. […] De près, Harley avait l’air tout ratatiné : ses yeux étaient enfoncés dans leurs orbites, et son visage grisâtre comme celui de sa mère. » L’adolescent en question a tout juste quinze ans (57 kilos pour 1,85 m). On s’imagine le décalage entre l’ado qu’il devrait être (J’ai un feu follet de 17 ans, je sais de quoi je parle !) et le zombi décharné et sans énergie qu’il est devenu… (Mais le vieillard de 80 ans… excusez-moi, ou je suis aveugle, mais je ne crois pas ressembler à cette épave – pas encore).
Non seulement l’eau des puits de la région est polluée, on y décèle une multitude de produits tous plus dangereux les uns que les autres, du benzène, du toluène, du manganèse, des glycols, du sulfure d’hydrogène et de l’acroléine… et de l’arsenic. Mais l’air, également, s’est trouvé contaminé, envahi parfois de puanteurs insoutenables, de fortes odeurs d’œuf pourri et la plupart des habitants de la région ont été confronté à de fréquents maux de tête, des léthargies, des problèmes de mémoire, des nausées, des saignements de nez, des diarrhées…
Il ne reste plus qu’une seule issue à Stacey : fuir ! Elle utilisera les maigres royalties que lui verse son bourreau pour acheter une caravane et s’installer chez sa mère à quelques kilomètres de chez elle, avec ses enfants, pour les éloigner de l’empoisonnement. Elle reviendra chaque jour soigner ses animaux survivants.
Avec une lenteur parfois excessive et un luxe de détails souvent pléthorique Eliza Griswold plonge son lecteur dans le charme désuet de cette vie rurale, à commencer par la foire annuelle du comté de Washington, où Stacey Haney tient un salon de toilettage devant sa caravane bleue et blanche. Si la lenteur, les longueurs et la profusion de détails surabondants rendent par moment la lecture lassante, ils nous font apprécier une humanité réelle, celle d’une Amérique profonde et authentique, de gens modestes attachés à leurs racines, à leur terre, à leurs traditions. Bien différents des personnages citadins, polyvalents et interchangeables, que l’on rencontre généralement dans la littérature internationale.
Le livre d’Eliza Griswold suit les étapes d’une prise de conscience du poids de la fracturation hydraulique sur l’environnement, les humains et les animaux, les sols, l’air, l’eau mais aussi les résistances d’une partie de la population locale déchirée entre celle qui souffre dans sa chair des dégâts dus à la fracturation et celle qui bénéficie de la manne financière apportée par l’exploitation du gaz. Stacey, le personnage central, sera aidée dans son combat par un cabinet d’avocats qui la soutient sans coup férir, malgré les intimidations et la faillite qui le menacent. John et Kendra Smith vont passer jours, nuits, les fonds du cabinet comme leur fortune personnelle à soutenir sa cause. Et que dire, pour le pauvre lecteur français complètement perdu, de la complexité des procédures juridiques américaines, supposées connues, dans lesquelles nous entraine l’auteure. Il s’agit d’un univers parfaitement obscur, mystérieux et pour tout dire, ahurissant, vu de ce côté-ci de l’Atlantique…
En termes de conclusion je reprendrai les mots du commentaire de Steven Sampson qui, au même titre que Theodor W. Adorno qui proclamait que « Écrire un poème après Auschwitz est barbare... », pense qu’on est tellement terrifié par la violence qu’« une fois ce livre fermé, on a du mal à concevoir d’autres lectures. Si l’on détruit la planète, à quoi servent les textes ? »
( https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/11/10/appalaches-empoisonnees-griswold/ )
Nota : Si je devais m’appliquer à ne noter que la qualité littéraire du livre et son agrément de lecture, je me limiterais à cinq ou six sur dix, tant sa lecture est fastidieuse et qu’il tarde d’en finir pour jouir d’un texte plus addictif et attrayant. Mais il ne s’agit pas d’un roman. L’auteure en a fait un récit-compte-rendu qui se lit "comme un roman", sans doute trop fourmillant et exhaustif. En toute honnêteté, et compte tenue de l’importance du message d’alerte je me dois d’octroyer au moins deux points de plus à la note finale.