C'est difficile de créer une langue pour faire entendre une voix originale et installer un univers. Certains y arrivent. Dans "La Vérité sort de la bouche du Cheval" l'écriture reprend de façon malicieuse et convaincante la syntaxe, la façon de penser et les images d'une prostituée marocaine. Dans "La Vraie Vie", on lit la prose simple et efficace d'une pré-ado qui ne connaît pas encore les nuances et les compromis de la vie. Les narrateurs créoles de "Lîle où les chiens aboient par la queue" ont une langue vivante, amusante, émouvante qui fait découvrir les Antilles et surtout qui sonne juste. En revanche, dans FRERES D'AME, cette tentative de retranscrire la voix d'un tirailleur sénégalais est, selon moi, ratée. Le style est d'une lourdeur catastrophique qui, en plus de rendre de livre pénible à lire, fait passer le narrateur pour un simple d'esprit halluciné.
Alors, oui, on comprend que l'idée est de montrer que le pauvre soldat est déraciné, dépassé par les événements et la méchanceté des Européens fratricides si bien qu'il finit par péter les plombs. C'est un point de vue légitime, intéressant et certainement proche de la réalité historique mais que c'est pénible à lire. Cette lourdeur du style est vraiment dommage car le thème est intéressant, on apprend des choses, on découvre un univers riche peu souvent raconté.
De mémoire, une parodie (à peine exagérée) du récit serait: "Nous étions dans la tranchée, ce fossé creusé dans la terre. Par la vérité de Dieu, ce fossé était profond comme le sexe de la terre nourricière. Un jour, le grand capitaine, celui avec des moustaches brunes, nous a demandé de quitter la tranchée pour attaquer les Allemands aux yeux froids, de l'autre côté de la terre à personne. Par la vérité de Dieu, nous ne voulions pas quitter le sexe de la Terre pour traverser la terre à personne et attaquer les Allemands aux yeux froids. Mais le grand capitaine, celui avec des moustaches brunes, a fusillé les soldats qui refusaient de traverser la terre à personne pour aller attaquer les Allemands aux yeux froids comme l'hiver du nord. Les chefs, comme le capitaine avec ses grandes moustaches brunes, ils sont vraiment des chefs parce qu'ils ont toujours un moyen de nous forcer à faire des choses qu'on ne veut pourtant pas faire. Alors, nous avons quitté la tranchée profonde dans la Terre nourricière pour obéir au capitaine aux moustaches brunes."
A l'inverse, des livres comme l'Enfant Peul d'Amadou Hampâté Bâ parviennent à offrir une langue belle qui laisse paraître de façon élégante toutes les caractéristiques de la parole en Afrique francophone du début du 20eme siècle tout en étant agréable à lire et limpide.