Frère d'âme
6.7
Frère d'âme

livre de David Diop (2018)

Comme tous les romans sur la 1ère guerre mondiale, Frères d’âme raconte un arrachement, celui de jeunes hommes à leur terre natale, contraints d’aller se faire massacrer sur le front. Chacun son voyage au bout de la nuit. C'est aussi l'histoire singulière de deux amis sénégalais qui jurent de ne jamais se quitter, mus par un mysticisme, des croyances ancestrales et paysannes.


L'originalité de ce livre tient dans le fait que l’on suit le parcours de deux jeunes tirailleurs sénégalais, embarqués dans une épopée sanguinaire. Car le plus grand et puissant d’entre eux, Alfa Ndiaye, se met à couper les mains des allemands, a les collectionner, après les avoir éventré. Il devient fou, suite à la mort de son plus que frère Mademba Diop, décharné par un obus.



J'ai saintement rassemblé tes entrailles encore chaudes et je les ai déposées dans ton ventre, comme dans un vase sacré.



Le récit est à la fois d'une grande violence et d'une grande poésie produisant une sorte d'esthétique sauvage. La sauvagerie c'est un des thèmes du roman, celle que l'on impose aux Sénégalais pour effrayer l'ennemi, celle de la guerre, et des hommes. Au début toute la tranchée rit de ses exploits et accueille le Sénégalais en brave. Des mains coupées. Après tout c’est bien fait pour les boches.



Quand je sors du ventre de la terre, je suis inhumain par choix, je deviens inhumain un tout petit peu. Non parce que je l'ai pensé et voulu. Quand je jaillis hurlant de la matrice de la terre, je n'ai pas l'intention de tuer beaucoup d'ennemis d'en face, mais d'en tuer un seul, à ma manière, tranquillement, posément, lentement.



Mais, rapidement, cette extrême barbarie devient gênante.



Tu dois te contenter de les tuer, pas les mutiler. La guerre civilisée l'interdit. Compris ?



Voilà ce que rappelle le capitaine du régiment. Mais le narrateur n'est pas dupe.



La France du capitaine a besoin que nous fassions les sauvages quand ça l'arrange.



L'état major décide de renvoyer Diop à l’arrière pour prendre du repos. Lui se remémore alors son passé au Sénégal et le vertige prend le lecteur tant le contraste est flagrant entre cette vie aride de paysan et cette vie boueuse de guerrier. Rien ne le prédestinait à venir se battre si loin de chez lui. Il évoque les champs et les bois de manguier près du fleuve Sénégal, son histoire d’amour avec une jeune sénégalaise, les tragédies de sa famille, la solidarité de cette société bercée par un soleil africain. C'est beau.



Fary n'était pas la plus belle fille de ma classe d'âge, mais c'était celle dont le sourire me remuait le coeur. Fary était très, très émouvante. Fary avait la voix douce comme les clapotis du fleuve sillonné par les pirogues, les matins de pêche silencieuse. Le sourire de Fary était une aurore, ses fesses aussi rebondies que les dunes du désert de Lompoul.



Le narrateur n’éprouve aucun remords à avoir froidement assassiné des soldats ennemis. Mais de toute façon personne n'éprouve de remords à étriper les autres. Telle est la réalité froide de la guerre. Lorsque des soldats refusent de monter aux front, le capitaine devient pire encore peut-être qu'Alfa Ndiaye et les condamne à mort.



Comme nos copains traîtres avaient les mains ligotées dans le dos, ça a été difficile pour eux de monter les six ou sept marches des échelles d'attaque. Ils trébuchaient, ils glissaient, ils tombaient sur leurs genoux en hurlant de peur parce les ennemis aux yeux bleus jumeaux n'avaient pas tardé à comprendre que le capitaine leur offrait du gibier.



Le capitaine aime la guerre, comme on aime une femme capricieuse. (...) Il la couvre de cadeaux,(...). Il voulait mes sept mains pour s'en servir de preuves et me faire fusiller, pour se couvrir, pour continuer à coucher avec la guerre.



La folie est l'autre grande thématique du livre, la guerre qui rend fou. Les deux sénégalais signent un pacte tacite, plein de chamanisme, de mysticisme. Le narrateur se croit le dêmm, un esprit sénégalais maléfique et surpuissant. Il croit aux rites ancestraux, aux symboles animistes ; les mains qu'ils coupent sont les totems pour venger la vie perdue de son camarade, pour lui rendre la vie, et l'honneur. Mais le narrateur n'est pas fou. Il s'agit juste d'un jeune paysan sénégalais qui veut respecter la vie de ses ancêtres et les traditions de sa contrée. La folie c'est la guerre. David Diop invente un style poétique pour son narrateur, utilisant les champs lexicaux des fermiers, plein d'emphase et de prières, évoquant le Sénégal et ses beauté pour contraster avec la guerre, pour en signifier toute l'horreur.



Par la vérité de Dieu, le fou n'a peur de rien. Les autres, Blancs ou Noirs jouent les fous, jouent la comédie de la folie furieuse pour pouvoir se jeter tranquillement sous les balles de l'ennemi d'en face. Ça leur permet de courir au-devant de la mort sans trop avoir peur. Il faut bien être fou pour obéir au capitaine Armand quand il siffle l'attaque sachant qu'il n'y a presque aucune chance de revenir chez nous. Par la vérité de Dieu, il faut être fou pour s'extraire hurlant comme un sauvage du ventre de la terre. Les balles de l'ennemi d'en face, les gros grains tombent du ciel de métal, n'ont pas peur des hurlements, elles n'ont pas peur de traverser les têtes, les chairs et de casser les os et de couper les vies. La folie temporaire permet d'oublier la vérité des balles. La folie temporaire est la soeur du courage à la guerre.



La guerre c'est ça, un immense fratricide.

Tom_Ab
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le 9 juil. 2019

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Tom_Ab

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