Comment reconstituer la genèse d'un film: un modèle d'ouvrage autour de Fritz Lang

Bernard Eisenschitz est un critique et historien du cinéma français né en 1944. Il est également producteur, réalisateur, acteur et éditeur. Il est principalement spécialiste du cinéma soviétique, fut à la tête de la revue Cinéma publiée entre 2001 et 2008, avec laquelle il s’est chargé d’éditer en vidéo une dizaine de films rarissimes et un ouvrage consacré à Roberto Rossellini. Il a également rédigé des ouvrages portant sur des cinéastes internationaux tels que Ernst Lubitsch, Auguste et Louis Lumière, Georges Méliès, Douglas Sirk, Chris Marker, et tout particulièrement Fritz Lang, auquel il consacre quatre ouvrages. Deux d’entre eux sont consacrés à des films du cinéaste (M le Maudit dans l’ouvrage homonyme, co-rédigé avec Gérard Legrand et Noël Simsolo en 1990, ainsi que Chasse à l’homme dans l’ouvrage Man Hunt de Fritz Lang en 1990). Quant aux deux autres, ils portent chacun sur un aspect particulier de la carrière du cinéaste allemand; Fritz Lang, la mise en scène, co-rédigé en 1993 avec Paolo Bertetto, et Fritz Lang au travail, rédigé en 2011 également dans le cadre d’une édition Les Cahiers du cinéma, revue familière à l’écrivain.
Fritz Lang au travail s’intéresse à la filmographie du cinéaste allemand sous l’angle de ses méthodes de travail. Richement illustré, l’ouvrage met en avant une large partie des archives de son travail, tout en prenant soin d’en restituer la source. Sur ce point, l’ouvrage est ouvertement non-exhaustif (comment pourrait-il être exhaustif en même temps, avec tant de films en si peu de pages ?) puisque, comme l’explique Eisenschitz dans le résumé, Lang a en effet laissé peu de traces de ses travaux. L’ouvrage se fonde sur celles qu’il a léguées à la Cinémathèque française au milieu des années 1950, dédiées exclusivement à sa filmographie américaine. Pour richement sourcer l’ouvrage, Eisenschitz a puisé dans des archives trouvées à l’international (il les a trouvées entre la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et les États-Unis), servant de biais pour restituer minutieusement chaque film évoqué dans un contexte socio-culturel précis. Il y sera aussi question des artistes révélés ou inspirés par son travail. La volonté d’évoquer l’ensemble de la carrière de Fritz Lang ne se prononce pas, puisque l’auteur y traite quasi-exclusivement de sa carrière de réalisateur. Le cas échéant, il s’agirait de simples mentions de productions où il a tenu un moindre rôle, grâce à un de ses collaborateurs réguliers.
Dans un premier chapitre, l’ouvrage se concentre tout particulièrement sur la genèse de la carrière de Lang, c’est-à-dire sa période berlinoise (s’étendant de 1918 à 1933). Dans le deuxième, il est question du moment où il atteint un seuil dans sa carrière et sa plus vaste partie, c’est-à-dire sa période américaine (s’étendant de 1935 à 1956). Dans le troisième, ainsi que le dernier chapitre, l’auteur narre la manière dont «le cercle se referme», en racontant les dernières années de la carrière de Lang en tant que réalisateur, et aussi exceptionnellement comme acteur, suite à son retour ouest-allemand (s’étendant de 1958 à 1975, année au cours de laquelle il accorde ses dernières interviews). De plus, l’ouvrage dans sa globalité tire parti d’une longueur de 272 pages au total – bibliographie et filmographie –, pour essayer de s’inscrire dans une volonté d'être le plus exhaustif possible quant à l’évocation de la carrière de l’artiste et sous ses différentes facettes (tout en restant principalement ancré dans la réalisation). Pour cela, dans la limite des sources physiques disponibles, l’ouvrage, aussi épais soit-il, dévoile une très large iconographie, entre photos de tournage, plans manuscrits, ou encore affiches. L’enjeu principal de cet ouvrage documentaire, le fruit de plusieurs années de recherches, est de créer une judicieuse analogie entre les épreuves traversées par Fritz Lang au cours de sa carrière, et celles traversées par Bernard Eisenschitz dans le cadre de son parcours.
Dans quelle mesure Fritz Lang au travail de Bernard Eisenschitz rend-il compte de la difficulté à reconstituer la genèse de plusieurs films à la fois, lorsque l’essentiel des sources demeure introuvable ?


Ainsi dans un premier temps, j’étudierai la façon dont l’écrivain et historien s’adresse aux «langophiles» en traitant d’une filmographie s’étendant sur une quarantaine d’années. Cela se fera à partir d’une galerie riche en documents authentiques, souvent rares, et en citations de la


part des principaux acteurs de cette histoire. Il sera aussi question de la pertinence de l’usage desdits documents, par rapport au discours critique des textes. Dans un deuxième temps, je démontrerai dans quelle mesure la subjectivité de l’historien intervient dans la rédaction; c’est-à-dire, comment et pourquoi celui-ci se détache par moment de ses sources afin d’en extraire les limites de son objectivité. Enfin, j’examinerai tout particulièrement les limites, assumées ou non, de la connaissance exacte de la carrière de Fritz Lang, telle qu’elle est restituée dans la limite des sources disponibles; effectivement, même avec un ouvrage aussi dense, une telle lecture est marquée par certaines interrogations demeurant sans réponse.



Un dialogue permanent entre iconographie et texte: questionnements autour de la forme proposée par l’ouvrage à partir du travail d’autrui



Fritz Lang au travail est un ouvrage devant énormément à la quantité de sources iconographiques qu’il propose. Le cinéaste et ses comédiens sont exposés le plus naturellement possible, sur des clichés de qualité variable mais comprenant à chaque fois une posture, un regard ou un geste digne d’intérêt vis-à-vis des méthodes de travail convoquées par les équipes. Outre les photographies de tournage ou extraites des longs-métrages, l’ensemble est orné par des articles en provenance de la presse, des plans ou encore des notes de travail, ainsi que des citations et critiques de l’époque. De plus, les propos d’Eisenschitz sont majoritairement illustrés, leur permettant ainsi d’être sourcés à la fois efficacement et de manière fiable. Une belle note d’intention, teintée d’ironie, de la part d’un livre dont l’incipit explique avoir pour ambition de nous «montrer l’invisible». L’invisible devient visible grâce à la pluralité des sources proposées et de leurs supports. L’une des particularités de ces témoignages est bien entendu, d’éclairer le lecteur au sujet des étapes prépondérantes de chacun des 41 longs-métrages réalisés par le cinéaste allemand. L’auteur s’y étale bien-sûr plus ou moins, dans la limite des sources favorables à servir son propos. Pour cela, les clichés répondent efficacement à celui-ci. Dans cet emboîtement textuelo-visuel, un morceau de la première partie «Berlin», intitulé «La voix de l’assassin», chapitre consacré à la conception de M le Maudit (1931), demeure assez symbolique. Ce thriller aux influences diverses et variées, graphiques ou de ton, est ici en observable à travers des bribes. Les paragraphes témoignent d’un véritable travail sonore et visuel et nous pouvons notamment observer à la page 83 des extraits du tournage ou des croquis des décors tels que Lang les imaginait. Cette page expose trois images bien définies: deux photographies de tournage montrant Lang en plein travail, ainsi qu’une maquette de décor conçue par le chef décorateur Emil Hasler. Celles-ci témoignent d’un tournage ayant lieu dans le plus grand mystère, comme le dit Eisenschitz, le croquis tout particulièrement n’étant pas des plus explicites vis-à-vis des intentions de réalisation. Les observations relatives aux décors sont retrouvables au sein de la page 189, courant la filmographie de Lang entre 1946 et 1951. Sur cette page, on s’intéresse tout particulièrement à la préparation de House by the River, également connu sous le titre francophone Au fil de l’eau (1950), film noir sur fond de lutte des classes. Le second paragraphe à ce sujet nous éclaire sur les ambitions esthétiques premières de cette production: un cadre-spatial américain qui devait se tenir en Allemagne dans un premier temps, une esthétique marqué par un jeu géométrique comprenant une très forte connotation symbolique. Le paragraphe explicite :



Avec le décorateur Boris Leven, il crée des formes verticales s’opposant à l’horizontale du fleuve: une maison victorienne, le kiosque rond dans le jardin où travaille le personnage principal – un écrivain velléitaire –, la cage d’escalier qui devient un puits mortel. L’opérateur Edward Cronjager, enfin, va créer une lumière qui a souvent une opacité et un contraste dignes de Stanley Cortez». L’ambition résidait en réalité dans une volonté d’inscrire cette intrigue dans un contexte de lutte de classe, se manifestant à travers l’étroitesse des plans – voir exemples des photos extraites du film et les croquis de Lang à la page 191 – faisant preuve d’une géométrie permanente et lourde de sens. Le chapitre n’explicite néanmoins pas ce qui a découragé Lang à supprimer cette portée politique dominante, la réduisant à des plans simplement suggestifs. Sur ladite page, on observe deux captures d’écran tirées du film montrant le personnage d’Emily (incarné par Dorothy Patrick) occuper le tiers du plan, respectivement au bord d’une fenêtre et éjectée au-delà d’une porte par le personnage de Louis Hayward. Les deux plans de travail ci-dessous sont le reflet d’une retranscription réussie de ce qu’un metteur en scène ambitieux souhaitait représenter.



Si les éléments de tournage étudiés jusqu’alors étaient davantage le fruit d’un travail personnel, on ne peut négliger les rapports verbaux entre Fritz Lang et des metteurs en scène similaires, ou que nous pouvons situer à la même période. Par exemple, à la page 109 de l’ouvrage, nous pouvons lire un extrait d’entretien entre lui et le producteur (et futur réalisateur) américain Joseph L. Mankiewicz, dont nous pouvons noter une succession d’informations ouvertement contradictoires entre ce que disait l’un et ce que disait l’autre. Effectivement, sur le tournage de Furie, Lang et Mankiewicz ont connu une collaboration inédite, irrégulière et ponctuée d’imprévus. Effectivement, un extrait tiré du chapitre «Débuts sur l’autre rive, Fury, J’ai le droit de vivre» informe que Fritz Lang aurait proclamé l’absence de Mankiewicz sur une grande partie du tournage, alors que les crédits l’indiquent précisément à la production du métrage. Au cours de cet instant de la rédaction, Bernard Eisenchitz se détache de toute impartialité (en tant qu'arbitre, il en a le droit) et poursuit la citation de Lang :



Faux: selon sa pratique [c’est-à-dire, pour Mankiewicz la seule manière de travailler avec les scénaristes], Mankiewicz intervient dès la troisième séance de travail (il en fera autant avec F. Scott Fitzgerald […]).



Ainsi, l’auteur se range en l’occurrence explicitement du côté du producteur, avant de démontrer la remise en question des méthodes de travail de Lang auprès de Mankiewicz à travers un paragraphe nommé «La leçon de «Mank»» (p.109), constitué d’une suite de «comptes rendus» (p.110) au sujet du rôle que celui-ci a joué dans la conception de Furie: une ouverture faisant usage d’effets spéciaux, un américanisme diffus, ainsi que la présence d’un chien dans l’intrigue. Un peu plus tard dans le même chapitre, Eisenschitz reste dans le camp de la justesse et de la justice lorsqu’il est question de l’embauche Bartlett Cormack, coscénariste du film: celui qu’on surnommait Mank aurait en effet revendiqué en être l’embaucheur, un rôle classique de la part du producteur comme le rappelle l’auteur. Néanmoins, ce dernier cite une déclaration de l’intéressé formulant que ce serait lui et Cormack qui auraient «élaboré le scénario […] [que Lang] n’a rien eu à voir avec l’histoire de Fury [et qu’il ne sait] pas pourquoi il figure au générique avec Cormack» (p.110). L’écrivain réfute ipso facto cette déclaration, identiquement à la précédente polémique: «Faux.», nous rappelant par la suite ce qui venait d’être dit vis-à-vis de la genèse du projet. Il sera de nouveau question du projet plus tard, dans le chapitre consacré au Mépris de Jean-Luc Godard, dans lequel Lang tient un rôle faisant écho à une scène qu’il aurait réellement vécu au cours du tournage de Furie en 1936.


Dans le chapitre «Le présent et la légende», on revient également sur sa rencontre élogieuse avec Alfred Hitchcock, alors jeune décorateur en 1923, et décrivant les décors des Nibelungen comme étant «merveilleusement bien faits» (p.42), et avec lequel «Fritz Lang découvre ce qu’il est».


L’autre particularité des présents témoignages est de faire entendre les échos des témoins de l’époque vis-à-vis du travail fournis par Fritz Lang. Que ce soit de la part de cinéastes, d’historiens, ou de simples critiques, voire des analogies avec des artistes associés, l’ensemble ne délaisse pas Fritz Lang personnellement, et demeure riche en citations pertinentes. Il informe à la fois sur la ligne politique de l’oeuvre, ainsi que des faits remarquables sur celle-ci. De par mon cursus et ma connaissance incomplète du cinéaste, le chapitre «Un film catastrophe: Metropolis» (à partir de la p.46) m’a enrichi de cette culture en signalant, notamment, que la famille chez Lang détient une place particulière. Effectivement, contrairement au fruit de sa collaboration avec la scénariste Thea von Harbou, la figure de la mère demeure complètement absente dans son œuvre personnelle, comme le fait remarquer Eisenschitz dans la partie «Lang et Harbou» (p.55) :



Ce qu’on ne trouve pas chez Lang travaillant en solo, c’est une figure de mère. Jarbou, elle, en place deux: elle termine le roman sur celle de Joh Fredersen […]. Mais surtout elle créé le personnage absent de Hel, aux facettes multiples, à partir duquel l’intrigue se noue. […] Lang ne croie pas en la rédemption. Il est conscient, repère [Siegfried] Kracauer, de l’antagonisme entre les émotions libérées d’une part, ses figures ornementales de l’autre [...].



Un peu plus loin, dans le chapitre consacré au Testament du Docteur Mabuse et à Liliom, l’auteur convoque une citation de Luc Moullet, réalisateur, critique aux Cahiers du Cinéma, et ancien universitaire. Celui-ci signale la perte d’identité engendrée par l’échec commercial de Liliom en évoquant la suppression, de la part du distributeur et des exploitants, du «côté germanique [sic] du film, qui déroutait le public français et détruisant ainsi le sens de l’oeuvre» (p.102). Cette suppression, de surcroît, du germanisme de l’oeuvre se laisse alimenter par une coproduction française ainsi qu’un casting qui l’est purement, constituée notamment des comédiens Charles Boyer, Madeleine Ozeray et de l’écrivain polyvalent Antonin Artaud, dont les illustrations laissées explicitement présager la place de ce dernier dans une telle œuvre. Parmi les hypothèses «contradictoire[s]» de Moullet, à la page 170, nous pouvons lire également, au sujet d’un effet spécial dans La Femme au portrait dans le chapitre «Trois fois Joan Bennett»:



Dans l’impossibilité de présenter au public deux versions réelles différentes, Lang a donc proposé en équivalence une version réelle, d’aspect fictif, et une version fictive, d’apparence réelle. Le plus honnête homme, le moins violent des hommes est un criminel visuel.



La présence du critique Jean Douchet, en l’occurrence relativement sévère, se signale quant à elle, au sujet de la bande originale du Diabolique Docteur Mabuse imposée par le producteur Artur Brauner:



Tout y devient concept. C’est passionnant, mais est-ce suffisant ?» (p.255).



Dans le chapitre «Gros plan: Du sujet au film La Rue rouge» (p.184), une sentence du critique Jean Narboni laisse entendre les principales vertus de l’oeuvre en ces termes:



Le secret du cinéma de Lang […] ne serait-il pas, dès lors, dans ce double sens, dans cette équivoque? [...]



Double-cryptage définissant la construction sur laquelle se fonde notamment M le Maudit. Les allusions cachées au nazisme font en effet partie des grands mystères du film (source?). Dans le chapitre «Cinéaste errant (1946-1951): Cape et poignard, House by the River, Guérillas», la dimension politique de Cape et Poignard est expliquée comme une réponse au double-cryptage de M le Maudit et surtout, en l’occurrence, d’Espions sur la Tamise :



[…] Cape et Poignard n’était pas un film antinazi de plus, un post-scriptum dont on pourrait se demander la raison d’être» (p.188).



Quelques pages plus loin dans le même chapitre, c’est l’aspect propagandiste de Guérillas (1950) qui est relaté :



Des Américains coupés de leur commandement […] [s’intégrant] au sein du peuple et aux difficultés concrètes rencontrées […] Des aspects mal connus d’une guerre de libération sont montrés: une femme, tête recouverte d’une cagoule, dénonce aux Japonais des habitants de son village, des aventuriers américains […] soutirent de l’argent aux Philippins en se faisant passer pour des combattants, un grand bourgeois prend part à la résistance, l’État indépendant à venir se prépare dès la clandestinité avec la mise en place d’un système d’information, d’une monnaie, d’une armée, des enfants idolâtrent le chocolat et le Coca-Cola américains...» (p.192).



Cette lecture s’intéresse grandement à l’américanisation à laquelle Lang fait alors face, tout en en faisant ressortir les éléments phares d’une critique du racisme, du sexisme et plus largement de la société américaine qui y est brossée.
Enfin, l’ouvrage ne se prive pas de revenir sur les failles artistiques ou critiques à l’encontre du cinéaste. Lang n’était pas toujours d’accord avec son équipe, c’est bien connu; un paragraphe entier tiré du chapitre «Le Fils d’Olivia, Les Contrebandiers de Moonfleet» revient par exemple sur le «choc» du monteur de Moonfleet (1955) face au résultat dirigé par le réalisateur (p.229). Également, dans le chapitre associé au film en question, on revient sur les ennuis budgétaires rencontrés par Lang, l’obligeant à exploiter des décors artificiels (du moins non-authentiques), dans le cadre de son nouveau long-métrage, Chasse à l’homme (son deuxième long-métrage le plus court par ailleurs).
Globalement, l’ouvrage revient finalement peu sur les considérations générales de «Fritz Lang l’être humain» puisque le sujet est «Fritz Lang au travail», mais n’en demeure pas moins pertinent le compositeur Kurt Weill décrivant Lang, avec qui il a collaboré pour Casier judiciaire (1938), comme «à vomir […] détestable», contrastant avec «le ton amical de ses mots à Lang» (p.124). Ce contraste est la même que l’adoration qu’il suscitait de la part de Marlène Dietrich: «[…] Pour Hal Mohr, «Fritz était un type charmant, un type bien, et Marlene Dietrich l’adorait», avec des «moments furibonds» décrits par l’auteur en paraphrasant Daniel Taradash ayant assisté aux premières semaines de tournage de L’Ange des maudits (1952) (p.197) ; les langues se dénouent décidément, dans cet ouvrage.



Un dialogue entre les interprétations proposée par l’écrivain et historien, par rapport à ce que le réalisateur voulait vraiment dire: questionnement du fond proposé par l’ouvrage



Outre la critique d’autrui, l’ouvrage est nourrit évidemment de la critique de l’auteur Bernard Eisenschitz. Qu’elle soit explicite à l’égard de ce qui entoure l’oeuvre de Fritz Lang, ou à l’égard d’un contexte historique particulier, c’est sous cet angle que l’art de l’historien Eisenschitz se déploie le mieux. Elle porte régulièrement sur le choix des sources choisies, et ce qu’elles en disent tout spécifiquement sur le sujet. Par exemple, la bibliographie révèle que «le fonds Fritz Lang de la Cinémathèque française [de Paris] est la véritable origine de ce livre» (p. 265), mais que «la principale source de documents est désormais la Deutsche Kinemathek» de Berlin. Bien que l’ouvrage soit le fruit d’un considérable éventail de sources françaises, il s’inscrit donc davantage dans une volonté de se fidéliser au sujet, en l’occurrence en se basant fortement sur des sources en provenance d’Allemagne. Cette pluralité de sources égalise les travaux conservés d’un pays à l’autre et nous permet d’observer les vertus des deux camps. Effectivement, on a tendance à considérer une biographie non ou mal sourcée comme anecdotique, voire non-fiable. D’autant que Lang n’a jamais rédigé d’ouvrage témoignant de ses méthodes de travail.
La particularité (d’autant qu’elle constitue une vertu) d’Eisenschitz en tant que rédacteur, est de prendre régulièrement en compte l’humanité et la ligne idéologique qui constituent les films abordés, revenant souvent sur la vie privée du cinéaste et sur les contextes historiques de ses réalisations afin d’en tirer des justifications précises. On s’attache en outre, à des


contextes personnels précis. Notamment, le service militaire de Lang est relaté dans la partie «Jeunesse», suivant directement l’introduction: elle nous informe que c’est au cours d’une convalescence, consécutive de deux blessures reçues au moment où il se trouvait au front, qu’il écrit ses premiers scénarios (p.10). Sa sensibilité de réalisateur se retrouve quelques pages plus loin, dans la partie «Scénarios et premiers films», dans laquelle on peut retrouver une citation du patron de la Decla, Erich Pommer, ayant bien connu personnellement Fritz Lang :



J’ai été […] surpris […] de constater très vite que, derrière ce masque arrogant, un homme sensible dissimulait ses connaissances étendues et son ambition sincère. Lang voyait […] que l’objectif photographique, l’oeil de la caméra, de prises de vues donc, par l’utilisation d’effets de lumière et d’ombre, devait servir à fondre l’interprétation, l’intrigue et les décors en un tout unifié, à créer en un certain sens une sorte de composition filmique.



Un témoignage touchant, d’autant plus qu’il s’agit de l’un des seuls au sein de cet ouvrage à se concentrer sur l’être humain plutôt que sur l’artiste. La page 29, couvrant trois photographies du cadre de vie du réalisateur, est accompagnée d’un légende témoignant d’un Lang pas si neutre que ça politiquement parlant. Effectivement, elle nous apprend que sa scénariste et épouse pendant onze ans, Thea von Harbou, s’était rapprochée de l’extrême droite nazie, plus largement de l’instinct nationaliste. Pourtant, Lang a au contraire juré de ne pas s’exprimer publiquement sur tout problème d’actualité au sein de son pays natal, ce qui suscite des interrogations quant à l’envenimement de leur relation (lui-même étant d’origine juive). La légende indique aussi à ce sujet, que la presse notait souvent sa présence à des manifestations.
La «mauvaise volonté» de Lang, au sujet de Les Espions et de La Femme sur la lune, n’est pas épargnée: ce chapitre retrace le moment durant lequel Lang fonde sa propre société de production, la «Fritz Lang-Film GmbH», suite à la fin de son contrat avec la Ufa en 1927. Pour des raisons commerciales, Lang se serait avéré avoir fait preuve d’«une mauvaise volonté évidente» (p.66), dans ses relations avec ses associés Hermann Fellner et Josef Somlo, tous deux de la Felsom Film. L’auteur justifie son comportement en citant une déclaration du directeur général de l’Ufa signalant qu’un tel contrat risquerait d’affecter la création :



Il s’agit de fixer le plus exactement possible […] l’ensemble du processus de fabrication dans tous se détails, afin de rendre possible un contrôle constant sur la production de M. Lang, en particulier dans le but d’éviter tout dépassement du devis estimatif.



Sa carrière risque alors de prendre une tournure indésirable constituée de films trop impersonnels, ce qu’il parvient à détourner, comme en témoigne la suite du chapitre:le réalisateur réalise deux films appartenant à un genre alors en vogue en Allemagne, le polar – teinté d’ironie –, et tire parti de son inspiration des romans d’espionnage, en vogue avant la Grande Guerre, pour détourner singulièrement les codes. Le chapitre nous fait également savoir que le procédé est le même que celui dont Lang a fait usage pour la conception idéologique de Metropolis: un matériau de base doté d’un cryptage fortement stéréotypé et à tendance xénophobe, qu’il contourne à sa façon. Cette dimension contournée se justifie non seulement par l’ancrage de la nouvelle production dans le temps, mais aussi de par les origines juives du réalisateur. Le cas échéant, Les Espions met en scène un antagoniste dont le physique rappelle historiquement celui des révolutionnaires d’extrême-gauche russes Vladimir Lénine et Léon Trotski, ressemblance remarquée considérablement par la presse de l’époque de tous bords. Le film demeurerait néanmoins idéologiquement neutre, preuve d’intelligibilité du cinéaste à l’égard de la situation politique russe alors en place.


Le chapitre «Un testament, un départ» signale la censure subie par certains films de Lang à partir de 1933 avec l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir, en raison de leur contenu. Au sujet de Le Testament du Dr Mabuse (1933), l’auteur restitue un contexte qui n’a pas non plus épargné le cinéma soviétique engagé :



Le [29 mars 1933], le ministre [Goebbels] se fait projeter [le film de Lang]. Le surlendemain, le film est interdit. La commission de censure de la république de Weiomar n’a pas eu besoin d’être renouvelée après l’arrivée du pouvoir de Hitler; sous la direction du professeur Seeger, elle s’était acharnée sur les films d’Eisenstein, Pabst, Dudow et Brecht et ne chôme pas ces mois-ci (p.96).



Il poursuit en énonçant que le film aurait mis «précisément en danger l’État», celui-ci faisant l’analogie entre le pouvoir qu’il met alors en place et les crimes du personnage éponyme incarné par Rudolf-Klein Rogge. Mais au sujet du film J’ai le droit de vivre (1937), l’auteur y perçoit un film ouvertement engagé socialiste: son analyse se serre autour de l’amitié qui l’a relié au sympathisant d’extrême-gauche Otto Katz, et débouche sur le mystère autour de la suite de cette relation, après que ce dernier ai été arrêté en 1952, victime des procès staliniens (p.120).


À la page 143, nous pouvons observer trois croquis réalisés par Wiard B. Ihnen autour d’Hitler, pour les besoins de Man Hunt (1941), dont l’aspect symbolique demeure expliqué deux pages plus loin. Également, à la page 159, nous pouvons lire une étude du travail sur les inserts :



Brecht visite le plateau à plusieurs reprises, s’indigne quand il voit ce qu’ils ont édifié ensemble démoli par Wexley «pour deux chèques hebdomadaires», est par moments impressionné par le réalisateur, qui redevient un collègue.



Plus rarement, l’écrivain livre des avis concis sur les films abordés. Par exemple, l’ambivalence de Metropolis est narrée à la page 46, il la décrit à mi-chemin de la peinture de la «métropole américaine», «utopie [et] cauchemar». Bien qu’on constate globalement, que l’auteur ne partage pas le point de vue du cinéaste/des autres commentateurs, la pluralité d’opinions convoqués assure l’objectif souhaité par l’ouvrage d’être le plus objectif possible.



Les limites d’une connaissance minutieuse de l’oeuvre de Fritz Lang et ses intrinsèques manifestations



Fritz Lang au travail brille par sa personnalité d’«ouvrage d’historien», le travail colossal qu’il a requis (cinq ans), ainsi que par l’exhaustivité qui se veut la plus totale qui soit de son sujet. Néanmoins, la largeur de ce dernier a parfois raison de l’ensemble de l’ouvrage, puisqu’à vouloir être le plus complet possible, il lui arrive de se perdre dans les suites de récits incomplets ou balises historiques inexacts. Tout d’abord, on note que la première partie de carrière de Lang, durant laquelle il a réalisé huit films (l’ouvrage en profite aussi pour revenir sur quelques unes de ses productions) et couvrant le début de sa carrière jusqu’en 1922, est en quelque sorte «extrapolée» sans doute en raison de l’impopularité des films en question (n'importe qui aurait fait le même choix), impliquant le manque d’informations à leur sujet, et ce, jusqu’à la page 30.
Il s’attarde par ailleurs finalement très peu sur sa relation avec Jean-Luc Godard, ce qui n'est pas une lacune considérable mais un détail auquel on reste quelque peu sur notre faim, surtout pour peu que le lecteur connaisse la très forte personnalité du cinéaste franco-suisse et ses ambitions d’«héritier» de Lang, ainsi que la frappante analogie faite entre le vrai Fritz Lang et le personnage qu’il incarne dans Le Mépris.
L’an 2011 a coïncidé avec d’autres évènements (une exposition consacrée à Metropolis à la Cinémathèque française, établissement où est conservée justement la plus large partie des archives relatives au cinéaste – l’ouvrage aurait été justement publié pour compléter cette exposition, ou tout simplement comme extension), ou publications commémoratives, ce qui en fait un ouvrage rangé dans l’air du temps.
Les atouts et les faiblesses du cinéastes transparaissent à partir de certains documents, dont les informations transmises demeurent souvent inexactes par rapport à leur application. Certaines approximations dont fait preuve l’écrivain-historien à l’égard du cinéaste se laissent remarquer. Par exemple, dans le chapitre «Réalisateur chez Zanuck», il est dit que La Péniche de l’amour (Moontide) aurait été fabriqué à partir de plans «de bric et de broc», signalant que «[…] l’US Navy […] a sa base [à San Pedro] et [que] toute prise de vues est interdite dans cette zone stratégique» (p.151): vraiment ? On a ici affaire à un certain problème historique concernant le tournage de ce film commencé par Fritz Lang mais dont l’américain Archie Mayo a rapidement pris le relais. L’ouvrage semble négliger la collaboration entre Lang et Salvador Dali, qui devait concevoir toute une séquence, et Mayo a écarté tous les croquis qu’il avait conçu. Idem lorsque est relaté, à la page 152, par le metteur en scène Bertolt Brecht, le temps de travail moyen du cinéaste :



En six semaines, travaillant tous les jours de «9 heures du matin à sept», voire à «huit heures du soir», [et] rédigent ensemble en allemand [...].



Une information dont se sont emparés plusieurs historiens, la réfutant. Au sujet de Les Bourreaux meurent aussi (1943), il est dit à la page 154 que Brecht aurait remis à Lang une soixantaine de pages; ces pages auraient été non-conservées et auraient «donné lieu à des spéculations infinies»: vraiment ? Le Journal de travail parle de 70 pages , renforçant mes doutes sur le sujet. Puis, le chapitre «Le fils d’Olivia: Les contrebandiers de Moonfleet» évoque, à la page 224: 3 mois de préparation pour chaque production apparemment, l’auteur poursuivant: «Trois mois, on est loin d’une embauche de dernière minute pour une pure commande, comme le veut la légende».
Le début du chapitre «Réalisateur chez Zanuck» à la page 134 parle de l’impopularité grandissante du réalisateur à partir des années 40: quelles en sont les causes ? L’ouvrage ne développe hélas pas davantage cette facette. Néanmoins, le chapitre autour de M le Maudit «La voix de l’assassin» (p.80-91) soulève un point central dans les limites de la perfection de cet ouvrage: effectivement, il revient finalement peu sur les interprétations qui voient le film comme une «apologie du nazisme» (sources), et sur une éventuelle réponse du cinéaste dont les intentions sont justement aux antipodes de ce que suggèrent ces accusations.


Pour conclure, Fritz Lang au travail de Bernard Eisenschitz témoigne singulièrement de l’art et des méthodes d’un cinéaste à la notoriété hors-du-commun. Il rend compte de la difficulté à reconstituer le passé, en passant de source en source, en proie à une inexactitude incontournable mais retraçant avec talent les aventures d’un immense metteur en scène pour faire ses preuves. Certains aspects particuliers sont retracés, d’autres effleurés, ce qui n’évite pas momentanément certaines longueurs qui auraient pu être réduites au prisme d’une synecdoque (c'est-à-dire, l'élément le plus important d'une partie, capable de représenter les parties moins importantes l'accompagnant). Les documents portent, quant à eux, l’art de Fritz Lang dans son essence.


Finalement, nous pourrons nous interroger sur une notion allant au-delà de la facette étudiée par l’ouvrage: qu’est-ce qui a été galvaudé par le temps ?

Angeldelinfierno
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le 19 sept. 2023

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