Le succès de « L’Opéra de Quat’ sous » ouvrait la voie à Bertolt Brecht, à Elisabeth Hauptmann, Caspar Neher et Kurt Weill pour développer ce qu’ils appelaient « l’opéra épique », intrigue parcellisée en tableaux, semée de morceaux chantés, de manière à limiter l’identification du spectateur à tel ou tel personnage. Le théâtre devient alors un prétexte à réflexion et à critique sociale. L’ostentation chronologiquement ordonnée avec laquelle les personnages jouent les différentes situations empêche le spectateur d’y croire tout à fait : il reste distancié par rapport aux identifications traditionnelles du théâtre.

Ca tombe bien, la société de 1927-1930 (dates des deux versions successives de « Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny ») n’est pas brillante. Sans même parler de la misère des classes populaires allemandes, conséquence de la défaite du pays lors de la Première Guerre Mondiale, on est dans l’explosion urbaine des pays occidentaux (surtout les Etats-Unis, avec les contrastes entre gratte-ciel des quartiers d’affaires, et les taudis déprimants où végètent ouvriers exploités, immigrés suspectés de tout et chômeurs : c’est bien cette « jungle urbaine » qui hante tellement Brecht, depuis « Dans la jungle des Villes », jusqu’à « L’Opéra de Quat’ Sous », en passant par « Tambours dans la Nuit » - La scène 3 dessine bien la vision que Brecht a des villes). C’est le temps des atrocités sociales, des trusts exploiteurs et oppresseurs, des romans de Dos Passos, bientôt de Steinbeck…

Coïncidence peu fortuite, Mahagonny a des airs de Las Vegas. Comme « Sin City », Mahagonny est fondée et fréquentée par des hors-la-loi, mafieux à Las Vegas, bûcherons et délinquants à Mahagonny. Comme Las Vegas, Mahagonny offre un piteux tableau de la dignité humaine : « remplir son ventre, faire l’amour, se battre, se saouler », tel est le leitmotiv de plusieurs chansons de la pièce. Et Brecht de mettre en scène des anecdotes illustrant chacune de ces brillantes manifestations de la supériorité humaine sur l’animal…

Mais Mahagonny n’est pas qu’un lupanar pour grossiers ivrognes cherchant à se mettre à l’abri de la police ; la pièce pose la question du pouvoir : au début, Mahagonny vit dans l’ordre et la discipline, « il est interdit de… faire ceci ou cela » ; puis débarque un certain Jimmy Mahoney, qui, tel un gourou libérateur (ou un soixante-huitard apprenti-sorcier (pléonasme !)), conteste les interdictions en vigueur dans la ville. Dès lors, le chaos s’installe, et la ville entre en décadence. Seule règle : avoir de l’argent, même si on n’a pas de désir particulier à assouvir. Jimmy va se trouver condamné à mort parce qu’il est fauché, alors qu’il se trouve condamné à des peines dérisoires pour avoir commis de sérieux crimes. C’est là une critique évidente du capitalisme libéral le plus inhumain, le plus mécanique.

Mahagonny pose également la question du désir : à quoi sert d’avoir des dollars à dépenser si l’on n’a envie de rien ? L’argent crée-t-il vraiment le désir (logique de la société de consommation) ? Et le désir de mort freudien est bien là (« Il en va de même pour l’homme : il doit détruire ce qu’il voit. Qu’avons-nous besoin d’un ouragan ? Le pire typhon ne vaut pas la fureur de l’homme qui veut se distraire. » - Scène 11). On relève là le côté nihiliste de Brecht : quel que soit l’homme, même pauvre révolté contre les riches, il finit toujours par détruire son propre bonheur, et d’abord en courant sans cesse derrière des plaisirs qui ne le satisfont jamais. Cette pièce inaugure une séquence d’œuvres où Brecht se complaît à parler de la mort de manière un peu morbide.

Spectacle de l’avidité sans fond, des plaisirs grossiers et insatiables, dénonciation de l’argent, fascination pour la mort, « Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny » n’est pas seulement un pamphlet politique : il touche à la psychologie et à la métaphysique.
khorsabad
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le 19 févr. 2014

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