André Pichot est, selon moi, un des tout meilleurs historiens de la biologie (c’est en tout cas le meilleur que je connaisse). Il est très clair, il ne tombe jamais dans la facilité, il est rigoureux et précis, et il se sert de son érudition pour soulever des questions fondamentales (et donc des critiques) sur le sens et la pratique de la biologie.
Dans ce livre, le fil conducteur est le suivant : la génétique a certes beaucoup progressé depuis le XIXe siècle, des gemmules de Darwin (théorie fantaisiste par excellence) à l’apparition de la biologie moléculaire, en passant par le plasma germinatif de Weismann. Les théories sous-jacentes ont changé en profondeur. Et pourtant, on dirait que cette science a fait un peu du surplace, qu’elle n’a cessé de répéter les mêmes schémas explicatifs, s’empêtrant dans des erreurs ou des approximations récurrentes, laissant ressurgir les mêmes confusions, se fourrant dans les mêmes impasses.
En effet, les conceptions floues qui ont régné au départ (Mendel, Galton, Weismann etc), au lieu de disparaître, n’ont cessé de revenir hanter les chercheurs comme des souvenirs traumatiques, comme des cadavres empilés sous l’absence générale de clarté, cachés dans les décombres d’un paysage théorique aussi faible que brumeux. Ainsi la localisation de l’hérédité dans la nucléine (chromatine) apparaît assez tôt, puis est jugé sans pertinence, puis revient cinquante ans plus tard de manière à peine remaniée. Ainsi la lutte darwinienne des biophores de Weismann (à l’intérieur de l’organisme), déjà préfigurée chez W. Roux (un auteur utilisé par Nietzsche), revient sans grand changement chez Kupiec aujourd’hui.
Etc, etc.
Ça ne part forcément très bien. Dès la description des travaux de Mendel sur les pois lisses et ridés, Pichot remarque une méthode de réflexion ambiguë. Mendel distingue et isole des caractères arbitrairement avant d’en découvrir l’origine. Donc forcément, il retrouve l’origine de ces caractères dans un pseudo-élément discret, de manière spéculative (on dirait aujourd’hui : un gène pour un trait phénotypique). Mendel a l’air de forcer les phénomènes pour chercher une clé qui explique plus qu’elle ne le peut, utilisant l’expérience de manière tordue. Morgan tombera dans un schéma similaire.
À côté de ces tâtonnements « expérimentaux » (peu rigoureux), les théories obèses se déploient. Les passages sur Weissmann ou De Vries, s’ils sont extrêmement intéressants pour comprendre la généalogie du domaine, ne sont pas évidents à lire, car ils décrivent des théories pour nous obscures (elles sont pleines de contradictions, remplis d’aberrations délirantes) que l’on aurait tendance à interpréter à l’aune de nos conceptions actuelles, alors qu’elles ont un sens complètement différent.
Pichot rappelle qu’avant Morgan et ses travaux sur la drosophile, les théories de Weismann, Galton, Darwin ou DeVries (sur les questions d’hérédité) relèvent plus de « monstruosités scientifiques », « des spéculations bancales dépourvues de fondements », sans rapport avec l’expérience, que de la véritable recherche. Et la biologie a traversé un vrai tunnel chaotique, sur ce sujet du moins, à la charnière du XXe siècle, entre Mendel (1866) et Morgan (1910).
Une fois que la structure de l’ADN est mise au jour (Chargaff, Avery et finalement Crick et Watson en 1953), on a l’impression que tout se décante. Mais en vérité, si la relation entre les séquences de nucléotides et la formation des protéines, via l’ARN, est élucidée, le problème de l’hérédité, lui, reste entier. On ne fait que déplacer la question des gènes vers les protéines (en sachant que les gènes ont été longtemps considérés comme de potentielles protéines, théoriquement, on a presque rien changé) et les mêmes confusions reviennent. L’utilisation vague de la notion d’information et le succès du terme de « programme » (qui est tout sauf un concept rigoureux et scientifique) aboutissent à des explications fantaisistes où les gènes sont causes de tout, de la longueur des cheveux à l’addiction au porno, de l’odeur des gaz nocturnes de ton chien à la couleur des ongles de ta tante (vernis ou pas). Le pangénisme, toujours bien ancré dans les démarches médiocres d’une pseudo-science comme la psychologie évolutionniste, renoue avec le désir de « clé universelle », toujours plus illusoire à mesure que les connaissances avancent.
Quand on ne savait à peu près rien des processus qui encadrent l’activité de l’ADN, les mécanismes qui permettent à un gène de s’exprimer ou non, voire d’être corrigé par des agents extérieurs, le cadre théorique étant horriblement faible (et c’est bien un des problèmes permanent de la biologie, toujours d’actualité), on racontait un peu n’importe quoi, utilisant de pures trouvailles verbales comme explications définitives.
Plus le cadre est flou et plus on peut prétendre savoir beaucoup plus qu’on ne sait. Ça doit permettre de combler un certain désir de maîtrise complètement fantaisiste. Et dans ce cas, la prudence et la tempérance ne sont pas vraiment de mise (surtout dans la vulgarisation scientifique, qui n’a aucun problème à affirmer des vérités qui ne reposent sur aucun savoir scientifique).
Par la suite, on s’est vu obligé, en découvrant la complexité de l’activité génique (introns, épissage, junk ADN, régulation etc), de faire un peu machine arrière et de passer d’un gène structure (pilier de l’édifice qu’est l’organisme) à un gène fonction (le gène sert simplement à ça et à ça) et la notion même de gène en est redevenue confuse. Si l’activité extra-génomique (toute l’activité de la cellule) est nécessaire à l’activité du gène, si elle en redevient même la condition, mais si dans le même temps le gène est censé être le déclencheur de toute activité de l’organisme, le procédé se mord la queue (le gène commande à certaines molécules de lui offrir les conditions de commander autre chose).
Comme souvent dans un travail d’enquête sérieux sur la recherche et les sciences, Pichot montre à quel point les préjugés, les dogmes, la paresse intellectuelle et les certitudes aveugles font partie de la norme du travail scientifique. On est bien loin d’une avancée pure et désintéressée vers la lumière de la vérité que certains livres apologétiques décrivent naïvement, comme s’il était important de diffuser une propagande sur une science lucide, homogène et pertinente.
On peut voir dans le cas de la génétique que les conceptions théoriques ont une importance fondamentale et, lorsqu’elles sont délaissées, maltraitées ou considérées comme acquises, le matériel d’observation ne sert pas à grand-chose, ne permet pas d’avancer véritablement dans la compréhension des faits et ne fait qu’entériner des banalités ou valider des tautologies. « Une science qui voudrait uniquement rendre compte de données expérimentales ne déboucherait sur rien ». Le même problème s’est posé incessamment dans le domaine de l’évolution, dans un cadre théorique tout aussi faible et anecdotique.
Dans l’avant-dernier chapitre, Pichot repart de Weismann (à qui est attribué la distinction soma/germen et donc la première distinction théorique entre héréditaire et acquis) pour poser de véritables questions de fond. Il montre quel la distinction inné/acquis, qui a été reconduite à peu près telle quelle à travers les deux derniers siècles de la biologie, est d’une faiblesse confondante. Elle n’a en vérité aucun sens. Il est presque impossible d’isoler des caractères qui seraient purement héréditaires (sans aucune influence de l’environnement) et inversement des caractères purement dus aux conditions extérieures (sans une prédisposition). C'est-à-dire que selon cette théorie, il n'y aucun contre-sens à dire que tout est héréditaire et acquis à la fois. Mais plus subrepticement, il n’y a pas de symétrie entre ce qu’on nomme héréditaire et ce qu’on nomme acquis (Weismann a introduit ici un habituel tour de passe-passe). L’un (l'hérédiraire) se place au niveau génotypique et phénotypique et on peut donc embrouiller tout le monde en amalgamant la cause et l’effet. L’autre est situé uniquement au niveau phénotypique (effet) et ne peut pas être attribué également à sa cause (l'environnement). Donc son poids est forcément plus faible.
Pichot prend ensuite de la distance par rapport au sujet et rappelle les enjeux théoriques soulevés par les travaux Lamarck, dont le but était de poser une véritable théorie du vivant (Lamarck invente le mot biologie). À son époque, l’évolution répondait à un problème bien précis : accorder les lois physiques avec celles du vivant (permettre à l’histoire d’expliquer l’apparition de formes « physiques » inédites). Ce problème central (et l’articulation significative qui en découle) a été oublié et complètement dilué avec le temps. Il n’avait déjà plus grand sens pour Wallace ou Darwin (qui ne s’intéressait quasiment pas à l’évolution, simplement à la variation et à la différenciation des espèces).
On a oublié Lamarck (et plein d’autres précurseurs autour de lui), le réduisant à des slogans trompeurs dont le sens ne se trouvent pas dans ses écrits, ou n’en constitue pas le cœur de réflexion. Et maintenant, les évolutionnistes ne se préoccupent pas (ou si peu), d’avoir une définition de la vie, de l’organisme, de l’hérédité etc dans leur théorie. On ne sait pas pourquoi les organismes se reproduisent, on n’avance pas beaucoup sur le lien physique/biologie, mais on préfère, à la place, nourrir des conflits en carton pour survivre, s’inventer des ennemis sur le terrain religieux, du genre créationnistes, pour se donner du volume (et éviter d’avoir à traiter le problème sur le terrain de la science). [Le développement de la philosophie de la biologie a un peu amélioré la situation, même si elle sert souvent de caisse de résonance au néo-néo-darwinisme, essayant de maintenir le cadavre en vie]
Comme le rappelait Vincent Fleury dans un récent ouvrage (Les Tourbillons de la vie, qui justement essaie de ramener la physique dans l’explication du développement embryologique), il ne s’agit pas d’être contre le néo-darwinisme, mais de rappeler que c’est une théorie assez anecdotique, qui laisse de côté une quantité de problèmes intéressants et pertinents, qui eux aideraient à faire progresser la biologie et à l’éloigner de l’idéologie.
Que signifie la notion d’hérédité ? À quoi sert-elle et comment fonctionne-t-elle en biologie ? Pichot (qui m’a fait souvent rire en se moquant de tel ou tel courant, de tel ou tel chercheur) rappelle que sans réponses à ses questions, le contenu de la génétique est assez superficiel et anecdotique. Mais un domaine scientifique ne change pas pour des raisons aussi « rationnelles ».
Il conclut son ouvrage en citant François Lurçat :
« Si une théorie, une doctrine ou une pratique font vivre des milliers de chercheurs et satisfont à des critères simples, bureaucratiquement vérifiables (revues, congrès internationaux, invitations dans les institutions étrangères) elles sont scientifiques sans contestation possible. »