Humain juste humain commence par un poème intitulé « Killer on the road ». On ne pourra pas dire qu’on n’a pas été prévenu. Sauf que ce killer on the road n’est pas un rider on the storm… mais un sac plastique. C’est lui, et ses millions de congénères, le tueur en route. C’est lui et son géniteur : l’humain. Juste l’humain.
C’est un bouquet d’une centaine de poèmes en vers libres, assez courts (guère plus d’une page en général) que nous offre Gabriel Henry, pour une Saint-Valentin avec la Terre et le vivant qu’elle abrite : humains d’ici et d’ailleurs, des villes et des champs, animaux et végétaux en tous genres. Et le constat d’emblée est amer :
bientôt la Terre a / plus d’ecchymoses / que de gemmes
Gabriel Henry n’est pas tendre avec l’humain. Au point qu’il se rêve en singe et préférera toujours le spectacle de deux chats face à face à celui des plus belles ruines antiques. Il épingle les travers de nos sociétés contemporaines, mais sans jamais user d’un ton moralisateur, mettant aussi bien en scène un « je » qu’un « tu », un « il » ou un « elle », nous concernant tous. Car si la nature est au centre du propos, la condition humaine dans sa plus humble banalité est aussi observée par le petit bout de la lorgnette, en quelques scènes édifiantes (au sens premier du terme). Ainsi de cet homme défendu par une femme lors d’une rixe de rue ou dans ce constat ô combien actuel :
j’ai mis un temps fou / à savoir que j’étais / Blanc
Les vers, comme les poèmes, sont courts. Avec très peu de ponctuation (une discrète virgule, un point d’interrogation ici ou là). On rebondit de l’un à l’autre, parfois au détour d’une allitération, d’une syllabe, d’une rime :
la ville en sourdine / la vie en sourdine / salle des machines / sous le plexus solaire / a-t-il lu avec l’index
Mais le plus souvent, ces vers évitent tout effet poétique. Gabriel Henry use d’une langue simple et souple, qui ne joue pas à être poétique, qui se forme grâce au fond, réfléchi – engagé oserions-nous dire si ce terme voulait encore dire quelque chose en 2021. La limpidité de la langue n’exclut pas quelques images superbement troussées :
Il est venu pour reconnaître le corps / il crache / s’éloigne / le trottoir détrempé / ne laisse pas à l’étoile de salive / le temps de briller
le ciel sauce / adieu à ses lavis tie dye / il ne nous parlera plus comme ça / couleurs et lumières qu’on aura pu happer / vont faire leurs nids épineux / sous nos cages thoraciques / il pleut
le bus est plein de lait sur le feu / il saute et coud les frontières / quand la tectonique des places assises / a des accrocs
Poétique des petits riens qui en disent longs, petits rien du monde sensible qui construisent presque une philosophie de vie (grâce à des œufs dans l’eau bouillante, à une bille qu’on perd au jeu, à une feuille qui tombe ou bien encore au cadavre d’un oiseau qu’on enfouit). Mille choses hétéroclites s’offrent alors au lecteur : une cannette, une pluie d’abeilles, un merle, un « iench », une photo de classe qui ouvre la brèche du temps, une lettre lue, un passeport, une caméra (nouveau dieu ?), des ongles, des mines, des bus, des trains, beaucoup de trains. Car l’invitation au voyage donne des fourmis dans les jambes et Gabriel Henry « pense en nomade ».
Jamais moralisateur, toujours assez subtil, Gabriel Henry sait mettre les pieds dans le plat sans chausser ses gros sabots. Il nous ramène simplement à notre taille réelle dans l’univers : minuscule, une poignée de poussière, se désolant que « la planète est devenue plus petite que ton écran ». Humain juste humain, parfois juste un peu trop, ce qui peut laisser l’auteur un brin désemparé :
nous voyons comme les hommes / transpirent à bousiller l’air
il aurait pu profiter de son séjour (…) / mais non / faut qu’il casse / faut qu’il puisse se voir / dans les éclats du jouet / brisé
La cathédrale et la forêt / se regardent brûler / dans le blanc des yeux / les larmes vont dans le sens du vent / les biftons aussi
selon ton passeport / la terre est ronde / ou / carrée comme une cellule
Mais il nous prouve aussi à quel point l’on peut être en symbiose avec notre environnement :
et tes traits sont jusque dans les nervures de feuilles / et tes empreintes digitales se superposent / aux ronds dans l’eau figée du bois dénudé
Car « Nous est dans Tout » comme il aime le rappeler. Ce qui nous permet d’ajouter qu’il y a aussi ici des vraies touches utopistes. Gabriel Henry semble ne se faire guère d’illusions mais ne s’empêche pas de (se) raconter des histoires – et même de danser. Même de danser.