Si je ne devais retenir qu'un (des multiples) bonheur de la littérature numérique, c'est la démocratisation de l'auto-publication, et de fait la possibilité de découvrir de nouveaux auteurs au-delà de ceux accessibles par les circuits "classiques". Ceci posé, j'ai une attente et une crainte spécifique lorsque j'entame un roman auto-édité : j'espère un texte sortant de l'ordinaire, refusé à la publication parce que ne rentrant pas dans les cases, et j'appréhende un possible manque de recul de l'auteur sur son texte.
A priori, le premier roman de l'auteur d'un feuilleton littéraire titré "Jésus contre Hitler" devait pouvoir sans mal satisfaire mon envie de renouveau, de surprise livresque. A peine quelques chapitres plus loin, ce n'est rien de le dire : dans Je suis Rage, Neil Jomunsi ne se contente pas de "ne pas rentrer dans une case" mais dynamite joyeusement le casier tout entier, bondissant d'un registre à l'autre tout en gardant de bout en bout une belle cohérence narrative.
Car dans le bordel apparent (pour taper dans l'euphémisme, le roman est en effet très "foisonnant") la construction reste l'un des points forts du livre : aucun chapitre n'est superflu, aucun élément introduit ne l'est gratuitement. Lorsque l'on change de point de vue (le premier "Intermède zoologique", savoureux) c'est un nouveau personnage avec un vrai rôle à jouer qui fait son entrée. De même la psychologie des personnages est très bien traité, que ce soit avant ou après l'expulsion de leurs fardeaux respectifs. Voir Hermann et Lucie changer une fois physiquement amputés d'éléments clefs (croit-on) de leur personnalité est un des plaisirs du lecteur, et est traité avec beaucoup d'équilibre, permettant de théoriser avec finesse sur ce qui fait la psyché des gens. Car perdre leur rage ou leur peur, pourtant moteurs même de leurs existence, ne transforment pas fondamentalement Hermann ou Lucie. Un choix narratif qui les nuance en tant que personnages : bon nombre de romans à thèse ou tout au moins porteurs de thématiques fortes ou de messages et de philosophies finissent par instrumentaliser leurs personnages comme simples porteurs du message. Il n'en est rien ici, et si j'aurais eu jusqu'au bout un peu de mal à apprécier Lucie, le fait qu'elle sache m'agacer prouve sa crédibilité. Le choix final des deux protagonistes renforce un peu plus cette cohérence, et ce cheminement tout au long du roman qui pose des réflexions très intéressantes sur le fondement de la personnalité. La rage ou la peur sont finalement perçus comme des choix de vie, des réponses à un monde extérieur plus que des modalités intrinsèques.
Réponses très humaines cependant, puisque le monde extérieur est en effet aussi "rageant" qu'"effrayant". Deux qualificatifs qui s'appliquent au monde réel comme à celui de Je suis Rage que j'ai surtout vu comme une exacerbation du premier : le roman est pour moi fantastique et non "fantasy", et les ponts avec le réel font d'ailleurs tout son charme (les clochards en tête). L'imagerie n'est en effet pas en reste, et d'un quotidien assez banal, le livre de Neul Jomunsi se dirige graduellement vers des décors de plus en plus fantasmagoriques, plonge de plus en plus profondément vers la noirceur, tout en émaillant les pages d'humour. On retrouve une touche de Gaiman dans la cohabitation silencieuse de plusieurs univers, du Lovecraft dans les descriptions terrifiantes de bestioles tueuses, et du.. ben Neil Jomunsi, je dirais, dans la folie ambiante et surtout, admise (toute la partie à l’hôpital avec le Dr Pouce est savoureuse).
Et qu'en est-il de ma crainte initiale ? A vrai dire, peu justifiée ici : si on peut tomber ça et là sur quelques coquilles de ponctuation, le style est propre sans être simpliste, se permettant même quelques bonnes fulgurances et phrases hautement citables. La narration justifie généralement les changements de forme ou de pronom - le devenir d'Hermann, à la toute fin notamment. L'humanité des personnages assure de s'y reconnaître à défaut de forcément les aimer (pour ma part si quelques pensées sexistes d'Hermann m'ont faite tiquer, je me suis bien attachée au bonhomme) et pour quelques tournures à alléger, un occasionnel trop plein d'enthousiasme qu'il serait peut-être parfois bon de canaliser, on sent une certaine maturité de l'auteur vis à vis de son travail. Un éditeur y aurait sûrement fait des coupes, mais ce "Director's cut" sans doute un peu trop riche est au fond bien agréable pour les lecteurs gourmands.
Ses qualités objectives étant, entre ses partis pris philosophiques, sa violence démentielle et sa réinvention constante, je ne suis pas du tout sûre que Je suis Rage puisse plaire à tous.
Ce qui est généralement la marque des bouquins vraiment intéressants.
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