Nous avons en France sans doute une vision un poil tronquée de la seconde guerre mondiale : le débarquement, les GIs, Churchill, De Gaulle évidemment. Et puis l'occupation, dont on n'aime pas trop parler si ce n'est pour évoquer la résistance. Et que dire de la branlée reçue en mai 40. On oublei par contre un peu trop souvent que le gros du conflit en Europe s'est déroulé à l'est, mettant aux prises l'Allemagne et l'URSS. Et que ça ne s'est vraiment pas joué à grand chose...


Joukov, largement méconnu chez nous, est l'un de ces généraux soviétiques qui nous ont probablement sauvés du Reich de mille ans (ou disons du Reich de plus de douze ans). L'un de ceux à qui l'Europe occidentale doit trente années à peu près peinardes avant qu'au milieu des années 70, ça ne recommence - doucement au début, plus fort désormais - à repartir en vrille. Car tout le monde a quasiment oublié ce que les rouges ont fait, pour eux mais aussi indirectement pour nous, en écrasant - après il est vrai quelques sueurs froides en 1941 - le gros de l'armée allemande. Au point que, par exemple, que nous célébrons l'armistice le 8 mai, alors qu'à cette date en 1945, seuls les occidentaux avaient signé la paix avec l'Allemagne, l'URSS ne le faisant que le 9 mai, après qu'il eut fallu qu'elle exige de ses alliés une signature quadripartite. Il est vrai que ce sont les vainqueurs qui écrivent l'histoire, et que depuis trois décennies, l'URSS est vaincue.


Joukov est la biographie complète du maréchal éponyme, né à la fin du 19ième siècle et issu d'un milieu paysan et donc pauvre. Presque complétement autodidacte (trois années d'enseignement primaire), il a sauvé Moscou en novembre 1941, participé à la conception du plan qui permit la victoire de Stalingrad en 1942, détruit en 1944 les trois quarts de l'armée allemande de Russie, et envoyé ses troupes hisser le drapeau rouge sur le Reichstag en 1945. Autant dire que la génération de mes parents lui doit sans doute bien plus qu'à De Gaulle. C'est la raison pour laquelle il a été immensément populaire en URSS et l'est toujours en Russie de nos jours.


Le bouquin en lui-même se lit avec fluidité. Le morceau de bravoure, qui en occupe les trois quarts est évidemment cette grande guerre patriotique et le lecteur y trouvera énormément de descriptions d'opérations militaires, mais qui y sont relatées d'une manière pas tant rébarbative : c'est à vrai dire par moments haletant, notamment lorsque Moscou est sur le point de tomber aux mains des allemands et que l'armée rouge contre-attaque dans le blizzard.


Il y est également question de la vie privée de Joukov, mais cette dernière n'occupe qu'une place secondaire : peu d'archives déjà, et sans doute aussi peu de vie privée tant le gars était un bourreau de travail, enchainant nuits blanches et inspection de ses troupes. Capable d'aller courir une heure sous la neige pour se remettre d'équerre quand il sentait le sommeil le gagner. Bref, un gars d'une constitution robuste et d'une intelligence hors du commun. Pas un tendre non plus, hein, mais à vrai dire, la période n'était guère à la tendresse.


En dehors du côté militaire donc, l'autre aspect important du bouquin est la politique, du moins celle qui est abordée à travers la description de la caste dirigeante de l'URSS, à laquelle appartenaient maréchaux et généraux russes. Sous Staline, évidemment jusqu'en 1953. Ce dernier étant fréquemment évoqué dans le bouquin, puisque Joukov a été en quelque sorte son adjoint (pour le militaire) de 1941 à 1944. Avant de parler des travers du personnage, je mentionnerai tout de même que le bouquin évoque le fait que le bonhomme n'a pas ménagé sa peine pour vaincre l'Allemagne, y laissant sa santé. Après, il apparait comme un paranoïaque absolu, et le fait qu'il parvienne en certaines circonstances à faire confiance à Joukov n'en est que plus remarquable. Et aussi comme un gars qui fait pas mal de conneries (comme liquider les trois quarts de l'encadrement de l'armée rouge durant les purges de 1937-1939).


Bien entendu, être aux ordres d'un type pareil n'est guère favorable à l'apparition d'une classe politique épanouie et audacieuse. D'autant que la police secrète du parti surveille à peu près tout le monde. Et que tout écart de conduite ou d'opinion (réelle ou arrivant aux oreilles de Staline du fait de la délation, qui est monnaie courante) se paie non pas de quelques années dans un placard doré comme chez nous, mais vous envoie droit au peloton d'exécution. Au delà de ces seules conséquences (qui ne sont pas minimes pour les intéressés), il n'y a pas tellement de différences avec la politique telle qu'on la pratique ici, dans le fond : chacun cherche à avoir la meilleure place possible, le moyen le plus sûr pour y arriver étant d'être bien vu du chef. Après la rhétorique employée n'est pas tout à fait la même, mais il y a bel et bien une ligne politique (qui change), des complots, des alliances et des trahisons.


C'est sans doute la raison pour laquelle Joukov a connu une fin de carrière un peu décevante; car il apparait avant tout comme un militaire et un stratège, mais pas comme un politique ni comme un communiquant. Se présentant comme un communiste fidèle, mais peinant à anticiper les évolutions de la ligne politique. Pratiquant peu la langue bois, ce qui lui vaut de solides inimitiés de la part de certains de ses pairs. Après guerre, il a donc connu des hauts et des bas : ministre de la défense durant quelques années (pour les hauts) et mais aussi tombé deux fois en disgrâce (pour les bas), ce qui s'est soldé, eu égard à son passé et à sa popularité, par une affectation dans l'Oural puis, la seconde fois, par une mise à la retraite forcée. Il aura toutefois été réhabilité post-mortem, même si cela lui aura fait une belle jambe...

Marcus31
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le 23 oct. 2021

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