Victor Serge est de ces auteurs, trop rares, qui n'ont pas écrit au lieu de vivre les choses, mais bien parce qu'ils les avaient vécues et qu'ils se sentaient obligés d'interroger et de raconter l'époque chaotique qu'ils avaient traversée.
Kœstler était de ceux là, et Serge partage avec lui la même acuité du regard, la même honnêteté inébranlable, la même intransigeance politique, et la même finesse d'écrivain.
"L'affaire Toulaév" est d'ailleurs l'exact contemporain du "Zéro et l'Infini", et traite lui aussi, à chaud, des procès staliniens d'avant guerre. Mais la ressemblance s'arrête là. Si Kœstler, en horloger impitoyable, mettait à plat l'effroyable mécanisme totalitaire, autour de l'apparatchik déchu Roubachov, Serge lui, opte pour un roman choral et parvient à dresser un tableau contrasté, foisonnant, et émouvant, d'une génération condamnée à se briser sur le mur qu'elle avait pourtant cru pouvoir détruire, par la seule puissance de l'idéalisme.
Le tour de force de Serge, c'est justement de ne jamais raconter l'enquête, ne jamais nous faire assister aux interrogatoires. Tout cela a lieu en sous-main, un peu comme dans le Procès de Kafka. C'est que ces gesticulations sont tellement absurdes et routinières, scandaleuses et dérisoires, que ça serait encore trop d'honneur fait à Staline (présent dans le roman, mais sobrement appelé Le Chef) que de nous les détailler. Non, ce qui importe à Serge, c'est d'entrer tour à tour dans les consciences des différents acteurs du drame, pour dresser le bilan de toutes ces vies à quelques jours de leur arrestation programmée. Écrire non un roman d'action, mais un roman de réactions. Et il le fait de la plus belle manière qu'il soit, mêlant la sensibilité du peintre à l'intelligence du penseur : en témoin qui ne juge pas, mais qui regarde puis réfléchit.
Il serait temps de déboulonner l'effroyable romancier et dramaturge qu'était Sartre, confit de certitudes, d'effets de manche, de mauvaise foi, prétentieux, didactique, manichéen, insincère, pour faire une petite place à Serge. Pourquoi est-ce toujours la voix de ceux ayant le courage d'être nuancés que le monde choisit d'étouffer en premier ?