Dans sa brièveté, "L'Affaire de la rue de Lourcine" est un modèle de composition. Tous les objets, toutes les déclarations des uns et des autres, qui apparaissent oiseux au moment de leur survenue dans la pièce, jouent un rôle pour relancer l'angoisse qui étreint Lenglumé et Mistingue, persuadés qu'ils ont commis un meurtre sordide la veille au soir.
Par exemple, comme c'est la fête de Lenglumé, aujourd'hui, Madame lui a apporté deux bouteilles de genièvre (elles serviront à enivrer les deux compères, dont le délire de persécution se trouve ainsi expliqué), et un pot de tabac (qui va servir à dissimuler une "preuve" du crime). Lenglumé et Mistingue sont bien les seuls à se soupçonner de cet assassinat. Les autres personnages les trouvent bizarres (il y a de quoi !), mais c'est tout. Le parapluie d'un certain Potard vient compliquer la situation.
En revanche, les déclarations des uns et des autres relancent l'angoisse des deux compères d'être découverts, alors que ces déclarations ont, en réalité, un sens complètement étranger à leurs préoccupations.
Au-delà de l'habile exploitation de paramètres apparemment banaux, Labiche sait resserrer l'action dans le cadre d'une maison bourgeoise, et chaque pièce sert à dissimuler un indice compromettant, ou le cadavre supposé d'un témoin gênant. On rit des efforts de Lenglumé pour interdire à sa femme ou à son domestique l'accès à ces lieux qui ruineraient sa vie. On rit de le voir consentir sans peine de l'argent à quelqu'un qu'il croit être un maître-chanteur. On rit de voir Mistingue entreprendre de faire disparaître une chaussure compromettante en la mangeant...
Bien que traité sur le mode de la farce (encore que la tragédie rôde, lorsque Lenglumé, lors d'un paroxysme de l'intrigue, entreprend d'éliminer ceux qu'il pense être des témoins gênants), Labiche sait nous représenter le cheminement mental d'une personne qui cherche à s'innocenter d'un crime.
Comme quoi, l'idée de départ de la série "Very Bad Trip" n'est pas nouvelle : il s'agit pour les personnages de reconstituer ce qu'ils ont fait (ou pas) à la suite d'une cuite monumentale qui leur a ôté tout souvenir. "L'Affaire de la rue de Lourcine" emprunte le thème criminel aux pièces de théâtre à sensation qui faisaient le succès d'autres lieux de spectacle dans ce Paris du Second Empire. A tel point que la censure a fait revoir sa copie à Labiche, par exemple lui faire remplacer un couteau par un accessoire de cuisine plus rassurant, lorsque les deux compères se rendent compte qu'au final, il ne reste plus qu'eux-mêmes comme témoins gênants...
Invraisemblable, mais tellement drôle !