L'Enfer
6.4
L'Enfer

livre de Gaspard Koenig (2021)


Quelle destination peut-on bien chercher quand on a l’éternité devant soi ?



140 pages que j’ai laissées infuser dans mon esprit pendant des jours et des jours, tant la substance est puissante et m’a plongée dans d’insondables réflexions à la fois sur la mort mais surtout sur l’avenir de l’Humanité. Gaspard Koenig livre avec « L’enfer » (une exergue de Dante Alighieri ouvre fort à propos chaque chapitre du roman) un conte philosophique on ne peut plus actuel qui met le cortex en ébullition tant les thèses sont foisonnantes, passionnantes – et terrifiantes.


Un universitaire spécialisé dans l’économie vient de passer l’arme à gauche et atterrit dans l’au-delà. Passés les premiers instants de curiosité fascinée pour cet endroit mystérieux (moments parfois très drôles comme quand le personnage est invité à patienter sur un tabouret de chêne (« combien de trépassés avaient fait là leur examen de conscience ? »), et après quelques heures d’euphorie à l’idée de disposer d’une carte bancaire (a priori) illimitée, le personnage va rapidement comprendre que l’endroit n’a rien du paradis où il se pensait.


En effet, les damnés, sous l’œil omniprésent d’une brigade de « Rouges » impitoyables (aux noms de robots composés de chiffres et de lettres), sont éternellement voués à passer d’un aéroport à un autre, entre deux vols interminables qui ne les amènent jamais dans le monde extérieur. Le héros découvre une prison en forme de centre commercial, un monde de consommation effrénée où les vêtements ont une durée de vie "autorisée" de 48h maximum, où dormir, pleurer et jouir n’existent pas, où les librairies ne vendent que les trois mêmes livres et où l’alcool n’enivre jamais. Une mort en transit permanent, une mort à passer d’une file d’attente à une autre, d’un salon de massage frustrant à un autre, tout en achetant en permanence des denrées kleenex… Les morts évoluent dans une société d’hyper-contrôle permanent, où chacun est sans cesse passé à la loupe au moindre mouvement :



Je dus à nouveau subir une série de scans, doublée d’un test complet d’analyses biométriques en déposant un échantillon de salive dans un bassinet pour l’identification ADN (…) [des individus] réduits à leur état biologique le plus dépouillé : une combinaison de bases nucléiques.



Cerise sur le gâteau, il est interdit aux damnés d’échanger entre eux, de se donner rendez-vous : les âmes sont donc sempiternellement condamnées à errer, esseulées, d’avions en terminaux interminables, pour toujours. Et gare aux récalcitrants et aux rebelles : ils seront déclassés, attendront encore plus longtemps que les autres, pris au piège d’une forme de redoutable « crédit social ». Durant son errance, le héros va bien croiser quelques âmes en peine avec qui il échangera quelques mots (Louis XVI, une dame pipi dépressive et même son propre fils !), mais ces rencontres extrêmement hasardeuses ne se reproduisent jamais.


Le récit, très prenant, bien rythmé et haletant, emmène le lecteur très loin (c’est le cas de le dire) dans une réflexion sur le « monde d’après », qui ressemble fort au monde post-Covid du tout-numérique. En effet, l’universitaire réalise bientôt que sous ses yeux s’ébroue le monde (cauchemardesque) qu’il avait imaginé (et défendu !) durant sa carrière d’économiste « visionnaire », admirateur du potentiel infini de la technologie.


> Nous avons fidèlement réalisé vos rêves. De quoi vous plaignez-vous encore ? 
> Mes rêves, mes rêves, quels rêves ? Je n’avais aucun rêve, moi ! (…)
> Hé bien, c’est parfait alors : ici, il n’y a plus de rêve. Plus aucun rêve. Plus jamais.

« La conscience, c’est un truc de vivant pour se pourrir la vie. »


Rapidement, le personnage ne supporte plus ces files d’attente à n’en plus finir et consent à se laisser équiper d’un implant sous-cutané et d’électrodes neuronales lui permettant de gagner du temps dans ses transactions. Lui qui considérait pourtant en arrivant que son crâne constituait « le dernier rempart de l’impudeur dans notre monde de transparence » est finalement privé de cette ultime refuge. S’il peut alors entrer dans une boulangerie et obtenir ce qu’il souhaite sans prononcer le moindre mot (!), cette « fluidité » d'achat a un coût, et non des moindres : la fin de la liberté de penser, le cerveau étant constamment assailli de notifications, rappels d'horaires, publicités racoleuses… Le dernier bastion, la dernière possibilité de s’échapper de cet « enfer » s’est évanoui avec cette puce qui achève de transformer l’humain en machine à consommer.


Ce monde est-il si éloigné du nôtre ? Je ne le crois pas, hélas, quand j’entends Klaus Schwab, fondateur du Forum économique de Davos, appeler de ses vœux « l’implantation d’une puce dans le cerveau » d’ici une dizaine d’années (dans une interview donnée sur la RTS le 10 janvier 2016), nous avons des raisons de craindre l’avènement du pire. D’un transhumanisme dérégulé, d'une biotechnologie toujours plus au service de l’asservissement des peuples, de la transformation des humains en simples consommateurs manipulables à loisir…


Pourtant, un jour, le personnage va trouver une faille et s’y lancer (le passage de la valise est absolument fascinant, et on rêverait de voir ce moment adapté au cinéma par un réalisateur féru de SF !), et parvenir à s’échapper… Le récit intercale ainsi quelques brefs chapitres qui fleurent bon la robinsonnade (et auraient mérité d’être davantage développés) et m’ont à nouveau fait penser à Trois fois la fin du monde de Sophie Divry. J’ai également beaucoup songé à la dystopie du hongrois Karinthy, Epépé, pour le caractère absurde, incompréhensible, ubuesque d’un monde sans issue, une impasse éternelle dans laquelle est coincé le héros sans espoir de sortie... Quelque chose aussi du film « Un jour sans fin », la séquestration éternelle dans une réalité invivable que l’on est pourtant contraint d’accepter.



L’enfer avait beau être éternel, tout y était provisoire. Les gens comme les choses n’y faisaient que passer et repasser (…) Il n’y avait qu’une sortie possible : celle de la réalité virtuelle. (…) Ici, on ne rêvait pas. On était condamné à perpétuité dans la prison de ses propres pensées. Si j’avais pu pleurer, je l’aurais fait. Mais cette faculté aussi m’avait été ôtée.



Un roman que je n’ai eu de cesse d’annoter, de souligner, qui m’a plusieurs fois fait poser mon crayon pour réfléchir à mille thèmes existentiels : vaut-il mieux la souffrance ou l’ennui, pour paraphraser Bergson ? Comment vivre sans jamais rêver ? Le narrateur dit à un moment donné que la cruauté est préférable à l’indifférence : qu’en penser ? Un roman qui ouvre à des débats abyssaux…


D’une grande profondeur réflexive, « L’Enfer » nous interroge sur notre propre vision d’un au-delà punitif : quel visage prendrait-il ? Quel serait le pire scénario ? Doit-on faire attention aux rêves que l’on nourrit ici-bas, qui alimenteront notre vie après la mort ? Mais, en raison de ses multiples échos aux avancées technologiques qui, si elles ne sont pas encore d’actualité, le seront bientôt, Gaspard Koenig nous questionne sur l’usage que nous aurons de celles-ci, sur leurs dérives, sur la société (déshumanisée, transhumaniste, désincarnée) qui pourrait en naître, avec l’appui d’un capitalisme débridé … Je pense en écrivant à une ligne tirée de l’évangile de Matthieu :



Et que servirait-il à un homme de gagner le monde, s’il perdait son âme ? Que donnerait un homme en échange de son âme ?



L’homme du futur est-il voué à n’être plus qu’une carte de crédit sur pattes (crédit qu’il faudra d’ailleurs rembourser, comme le découvre le personnage qui se pensait à l’abri de ces trivialités financières), traînant son inexorable solitude et sa dette immense comme un boulet invisible qui le soumet à un système ultrasophistiqué et tyrannique ? Une question nous est directement adressée, humains qui construisons un monde invivable (mais sommes-nous vraiment décideurs ?) :



Pourquoi construire des mondes qui ne sont pas compatibles avec l’éternité ?



Un roman absolument passionnant et surtout nécessaire à l’humain d’aujourd’hui car il interroge fort intelligemment ce qui fait un Homme, ce qu’est être humain et quel avenir nous désirons, flanqués des potentialités inimaginables des nouvelles technologies. Quel sera le monde de demain et l’Homme y trouvera-t-il sa juste place ou sera-t-il écrasé par sa propre création, dominé par ses propres robots ?


A l’instar de l’argent (« un bon serviteur mais un mauvais maître »), gare à ce que l’Homme ne soit pas dépassé par ses créatures… Quant à ce que nous réserve l’après-trépas des pécheurs, sera-ce l’enfer de Gaspard ou les pinces et les fleuves de feu ?
Qui mourra verra !

BrunePlatine
8
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le 28 mai 2021

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