Ça arrive une fois tous les cinq ans, tous les dix ans, parfois ça n'arrive jamais : l'impression d'être complètement en phase avec un texte, d'en saisir toutes les nuances, toutes les allusions, de se sentir absolument sur la même longueur d'onde, d'avoir fait soi-même l'expérience de ce qui est dit. Alors, un phénomène étrange a lieu, une espèce de stupéfaction teintée d'émerveillement, d'exultation et en même temps, l'émotion est telle que l'on achève la lecture à la fois empli des mots de l'autre et comme vidé de soi-même…
Singulière expérience que j'ai bien du mal à formuler en réalité...
Quoi qu'il en soit, on s'en trouve soudain réduit au silence. D'abord les mots ne viennent pas. C'est bien normal, on vient de les lire. Et l'on n'a plus qu'à se taire maintenant que tout est dit. Et puis, parler de l'oeuvre revient tellement à parler de soi que cela paraît presque impudique.
Que vais-je vous dire alors ? Par quoi commencer ? Où se cacher pour n'être pas trouvée, pas découverte, pas trahie ?
« L'éternel fiancé » commence par une déclaration d'amour : « Je t'aime parce que tu as les yeux ronds » avoue le petit Étienne à la narratrice enfant. Elle refuse ces mots. Qu'il se les garde ! Il est si laid, lui, avec ses cheveux de travers…
Et le temps passe. Les années collège, le lycée. Et Étienne que l'on recroise, qui est devenu très beau et qui a déclaré sa flamme à une autre. Étienne est pris. Pas son frère. Alors pourquoi pas son frère ? Il ressemble certainement un peu à Étienne, le frère… Peut-être pourra-t-on ainsi se rapprocher de celui qu'on a renoncé à ne plus aimer… Et la vie continue, le mariage, les enfants. Et un jour, tiens, bonjour Étienne, qu'est-ce que tu deviens ? Trente ans ont passé, on vacille, il parle, longtemps, on l'écoute raconter des choses terribles, extraordinaires et l'on se dit qu'elle est bien banale cette vie qui est la nôtre à côté de l'autre, la merveilleuse, la passionnante et folle de celui que l'on n'a jamais oublié. Que faire de mieux que de se projeter dans cette autre vie, s'absenter de soi, être double, se perdre encore un peu plus… Il y a des blancs ? Qu'à cela ne tienne… Comme une romancière, on va remplir les vides, les creux, inventer ce que l'on ne sait pas de l'autre, se créer un autre monde, une deuxième existence virtuelle, se projeter ailleurs, vivre par procuration. On y arrive bien, on est très forte dans ce domaine, c'est un peu notre spécialité de créer, d'imaginer.
« Je ne dis rien de la sensation de plus en plus présente d'avoir une double vie. Celle qui m'appartient et dans laquelle je me déplace sans joie, et l'autre dont je ne fais pas partie et qui, néanmoins, me passionne. Une vie à laquelle je ne peux rien retrancher ni ajouter, que je ne puis ni améliorer ni empirer, dont les personnages ne pensent rien de moi, dans laquelle il n'y a aucun enjeu ni aucun risque. Cette autre vie qui m'aspire et ne sera jamais ratée ni accomplie. »
Réflexion mélancolique sur le temps qui passe, sur ce qui a eu lieu ou pas, « L'éternel fiancé » m'apparaît aussi comme une métaphore de la littérature dans le sens où celle-ci, par le pouvoir des mots, de la fiction, permet d'accéder à des vies qui ne sont pas les nôtres, de les investir, de s'y voir vivre. Pourquoi se limiter à être soi quand on peut être un autre ?
« Être soi, quelle solution décevante, un résultat piteux, surtout lorsqu'on le compare à la beauté de l'équation que pose toute existence. »
La littérature pour aider à supporter…
La littérature, peut-être, pour trouver le courage…
« Le courage, me dis-je, le courage qu'il faut à chacun pour accomplir cette expérience brève et dénuée de signification, sans la possibilité de reprendre pour corriger, de faire mieux ou autrement. Le courage qu'il faut pour supporter qu'il ne reste rien. »
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