Le principe féminin à l'origine du Monde
Bizarrement, ce traité inverse l’ordre chronologique de la création du monde : l’anthropogonie (comment l’homme est-il né ?) précède la théogonie (comment les dieux sont-ils nés ?). Encore moins cohérent, le Grand Archonte (le sous-Dieu qui se prend pour le Dieu unique) porte des noms variés (Samaël, Saklas, Yaldabaôth), de même que la femme « spirituelle » (tantôt Eve, tantôt Zoé).
Dans l’anthropogonie, c’est par le truchement de l’Incorruptibilité, qui manifeste sa ressemblance dans les eaux, que les Archontes créent l’homme « à leur ressemblance ». Puis le Grand Archonte souffle l’âme dans cet homme matériel, ce qui rend l’homme « psychique ». De manière étonnante, le Paradis originel n’est pas un lieu de béatitude, mais une prison pour l’homme matériel. Eve-Zoé se présente à l’homme. Elle est issue de sa partie féminine, que les Archontes compensent en y plaçant de la chair. L’homme (l’Adam) reconnaît en elle la Mère des vivants (« Zoé » signifie « Vivante »), c’est-à-dire des « spirituels ». (On se souvient que des trois qualités possibles pour l’homme (matériel, psychique, spirituel), c’est ce dernier degré qui le rapproche le plus de la divinité. Du fait de cette reconnaissance, l’homme devient alors lui-même spirituel (donc qualitativement supérieur aux archontes).
Même si cette théologie paraît compliquée et flottante, elle met l’accent sur le côté mystique de la relation homme-femme : l’homme se spiritualise en reconnaissant sa partie féminine projetée (ici, par les archontes), à l’extérieur de lui-même : c’est l’Anima de Jung. On songe à la portée de cet archétype, qui connaîtra d’autres avatars dans le culte d’Isis, de la Vierge Marie, la littérature courtoise, l’Alchimie, l’idéalisation de la femme chez les romantiques, et plus généralement dans tout le courant de pensée (de sensibilité, plutôt...) qui voit dans la conjonction homme-femme un peu plus qu’une source de bon temps à passer à deux.
Un symbole fascinant intervient ici : parce qu’elle est Vie, la Femme spirituelle devient Arbre (de Vie) ; puis cette même Femme « entra [dans] le Serpent , l’instructeur » (89, 31). Et c’est elle qui, sous la forme du Serpent, suggère à la Femme charnelle de manger de l’Arbre de La Connaissance « du Mal et du Bien ». Par rapport à la Genèse, il y a renversement de situation : c’est à juste titre que cette transgression est conseillée, puisque l’auteur de l’interdiction n’est qu’un Archonte arrogant qui croit être le Dieu suprême. Notons qu’après cet enseignement, la Femme spirituelle ne s’attarde pas dans le Serpent, qui redevient un reptile normal. On a donc ici un complexe symbolique Femme-Arbre-Serpent, éléments tous liés aux instincts surgissant de la Terre.
Tout ça n’empêche pas Adam et Eve de se faire jeter du Paradis par le vilain Grand Archonte, pour motif d’insubordination. Violée par les archontes, la Femme charnelle met au monde Caïn (le païen), tandis qu’Abel (le juif qui présente à Dieu des offrandes agréées) est le fruit de son union avec le Grand Archonte. Après ces partouzes transcendantes, Adam couche avec Eve (ben oui, quand même, c’est sa femme, après tout), et ils ont deux enfants : Seth (prototype du bon gnostique) et Noréa la Vierge.
A ce moment-là, déluge, Noé et tout ça. Sauf que le déluge est voulu par Yaldabaôth et les vilains archontes, tandis que l’un des fils de Yaldabaôth, Sabaôth, conseille à Noé de construire une Arche pour se sauver. Voilà pourquoi Sabaôth, devenu un archonte repenti, a été nommé Dieu de l’Ancien Testament. Promotion. Ca a dû lui faire vachement plaisir. Noréa se dispute avec les vilains archontes qui veulent l’asservir comme Eve, et un ange, Eléleth, la Sagesse, vient aider Noréa, en faisant un petit cours de Théogonie, qui commence donc à ce moment-là.
D’après cet enseignement d’Eléleth à Noréa, c’est Pistis Sophia qui, depuis le monde des éons illimités, a créé le monde d’en-bas sans demander à son mari (ah ! ne me parlez pas des femmes qui bricolent toutes seules !) ; résultat : elle crée une bête arrogante androgyne, le vilain Archonte Samaël, qui croit être le Dieu de l’Univers, étant donné qu’un « voile » interposé entre lui et le monde des éons illimités l’empêche de voir qu’il y a beaucoup plus haut placé que lui dans la hiérarchie divine.
Le vilain archonte s’autoféconde (facile, il est androgyne), met au monde des fils. Face à l’arrogance de cet Archonte (c’est Yaldabaôth), Zoé (la fille de Pistis Sophia) l’expédie au fond du Tartare (l’Enfer païen). C’est alors que Sabaôth se repent, fait l’éloge de Sophia et de Zoé, qui, du coup, le nomme Dieu suprême (mais quand même seulement des régions situées au-dessous du « voile»).
Pas content de cette promotion de son fiston, Yaldabaôth crée la Jalousie mère de la Mort, dont les fils vont emplir le Chaos.
Le traité se conclut sur la révélation du rôle de Noréa en tant que première gnostique sauvée : c’est la connaissance qui permet de franchir le voile séparant les deux niveaux divins, d’accéder à la Lumière suprême ; or, justement, Eléleth vient d’instruire Noréa. Pour tous les autres quêteurs de Lumière, il faudra attendre la venue d’un Fils Sauveur de l’Humanité, qui marquera la fin de la domination des archontes...
On constatera donc la tendance des gnostiques à combiner les gammes de la dialectique masculin-féminin avec leur obsession de la verticalité segmentée : ce « voile », qui obstrue toute perception des réalités d’en-haut par les êtres d’en-bas, est par excellence un seuil initiatique. Nul besoin de s’étonner que le gnosticisme ait ensuite mis en œuvre des stratégies initiatiques, et se soit reconnu des affinités avec d’autres démarches de purification, de réunion allant du bas vers le haut, des ténèbres vers la Lumière : l’Alchimie, l’Hermétisme, le paganisme alexandrin, etc.
La théologie (et la théogonie) gnostique présente cette particularité de s’étendre sur un « espace » de transcendance démesurément plus vaste que l’espace juif ou l’espace chrétien : Sabaôth, le Dieu des juifs, et les mauvais archontes (partiellement superposables aux « Elohim » de la Genèse) ne constituent que la partie basse et restreinte du Panthéon gnostique ; celui-ci exploite habilement les faiblesses du judaïsme (le pluriel « Elohim », paradoxal dans une religion qui se prétend monothéiste ; la « jalousie » de Iahvé, inexplicable chez un Dieu unique et parfait...) pour le phagocyter et l’inscrire dans un paysage transcendant beaucoup plus large. Pas sûr que les Juifs et les Chrétiens acceptent du premier coup que leur Dieu soit ainsi relativisé, voire rabaissé.
Par ailleurs, la présence récurrente de l’instinctivité et, parfois, de la rébellion féminine dans la conception gnostique développe le thème de l’Anima rétive à la réduction théologique à laquelle Juifs et Chrétiens l’ont soumise, à l’exception d’une Vierge Marie certes sympathique, mais guère créative, et encore moins rebelle à la domination masculine.