Le roman raconte d’abord l’histoire de Talmadge, un vieil homme solitaire, isolé dans son verger en plein milieu de l’état de Washington (pour ceux qui, comme moi, n’ont pas des notions de géographie très avancées, l’état de Washington est celui qui est le plus en haut à gauche des États-Unis, à la frontière canadienne donc – à ne pas confondre avec la ville de Washington qui, elle, est totalement de l’autre côté du pays, très malin…).
Talmadge porte encore en lui le chagrin causé par la disparition imprévue et inexpliquée de sa sœur plusieurs décennies auparavant. Il vit depuis près de cinquante ans dans sa routine dictée par la loi de la nature et les saisons qui voient perpétuellement naître les bourgeons, mûrir les pommes et geler les branches.
Le roman raconte ensuite l’histoire de Della et Jane, deux très jeunes filles perdues et seules, qui choisissent le verger comme havre de paix pour fuir des traumatismes secrets, partager le bonheur de leur nouvelle vie et donner naissance à leur enfant.
La rencontre entre l’ermite bourru et les deux petites effarouchées est le point de départ d’une histoire tout en retenue, pleine de douceur et de poésie. La présence tenace d’une nature sauvage, occasionnellement domptée, apporte une sorte de sagesse ancestrale et également une pudeur délicate, comme une fleur que l’on tient dans le creux de sa main sans oser la toucher. Il y a quelque chose de très authentique dans ces mots et ces moments sur lesquels le temps ne semble pas avoir d’impact.
Au delà des lenteurs contemplatives qui rythment les chapitres et les rebondissements du roman, il y un fleuve de sentiments qui s’écoule lentement ou se fracasse avec violence dans un mouvement imprévisible. La naissance du sentiment paternel de Talmadge, qui, dans un premier temps tolère les deux jeunes filles, puis les nourrit, les soutient et les protège comme un père, est décrit avec beaucoup de tendresse. Le vieil homme découvre tardivement des sentiments qu’il ne soupçonnait pas, et laisse naître en lui un amour inconditionnel pour deux enfants qu’il essaie de comprendre comme il peut.
L’instinct de protection va jusqu’à le pousser à quitter son verger paisible pour remonter le passé de Della et Jane, et c’est là que la beauté de la nature et les prémices de l’amour paternel laissent place à l’horreur de la réalité. Talmadge découvre bout par bout l’histoire des deux jeunes filles et essaie tant bien que mal de se défaire d’une violence sordide pour leur apporter la tendresse qu’il n’a jamais donné et qu’elles n’ont jamais reçue.
Ces moments ou les personnages s’apprivoisent sont assez troublants, plein de lenteurs, d’observation, de fuites et de patience, empreints de nostalgie et d’une sorte de magie. L’auteur maîtrise parfaitement l’espace et le temps et nous fait littéralement plonger dans ce verger aux allées bordées de pommiers en fleurs, pleines d’herbes folles, des doux rayons du soleil et du murmure du vent. Les passages les plus beaux et les plus émouvants du romans sont sans aucun doute ceux qui se passent au cœur de ce verger. Les échappées donnent certes corps au récit, mais ne sont pas si riches en émotions que les silences et les pauses, les non-dits, les regards partagés et les souvenirs qui restent dans ce verger.
C’est dans le verger et avec le verger que les personnages communient ou se perdent, s’engluent. Le verger est en réalité la bulle de beauté et de paix qui apprend et donne ses leçons à qui veut bien les entendre, et, pour peu qu’on soit sensible à l’appel de la nature, on s’imagine facilement se fondre dans la terre ancestrale que nous remémore ce livre. La présence de cette simplicité immuable contraste avec la complexité à éprouver, comprendre et partager ses sentiments. L’auteur met là le doigt sur une chose si simple qu’elle en devient évidente et se perd dans des silences parfois transparents, ou tout au contraire obscurs et indéchiffrables. Les communions silencieuses entres les personnages font échos aux silences insondables entre les autres, et c’est tous ces non-dits qui font l’harmonie et la beauté de ce roman tout en lyrisme et en rêverie.
Au cours de l’histoire, nous voyons grandir, souffrir, sourire et mourir les personnages, et c’est finalement l’histoire d’une famille silencieuse que raconte ce livre. Ll’amour , la générosité, le pardon, l’inquiétude sont autant de sentiments et d’émotions qui sont racontées sans être analysés ou passés sous une loupe. Et la naissance de ce qu’on perçoit comme une famille à travers les sentiments de chacun nous rappelle que les liens entre les êtres, au contraire de la nature, ne sont pas immuables.
Ce premier roman est vraiment une petite pépite qui raconte avec pureté et simplicité de quoi est faite la vie dans l’Amérique rurale du début du siècle dernier. On vit au rythme des saisons, avec des êtres simples à travers lesquels on explore la nature humaine dans toute sa complexité et ses contradictions.
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