L'homme rouge, c'est un chamane inuit, qui répond au doux nom de Aappaluttoq. L'homme en noir, c'est un pasteur danois, tout en rigueur luthérienne. Leur affrontement, rhétorique et presque physique, sert de base narrative au roman de Kim Leine mais il n'en est qu'un aspect, fort symbolique, de la colonisation du Groenland, aux alentours de 1730. Plein de bruit et fureur, de connotations picaresques, également, L'homme rouge et l'homme en noir est un livre polyphonique qui multiplie les personnages importants (une bonne trentaine) sans jamais nous égarer, au fil de péripéties où se mêlent sauvagerie, mélancolie, folie, tragédie et intimité. Une véritable fresque qui tient toutes ses promesses et qui s'écrit tantôt à la première personne (sous formes de lettres et de récits fortement documentés) ou à la troisième. Outre les deux personnages principaux, s'y côtoient "indigènes" et colons dont les rapports oscillent entre hostilité, mépris (des seconds), considération et même fascination respective. A noter en particulier des dialogues savoureux où de malicieux inuits, bien que séduits par l'image de Jésus, ne cessent de pointer du doigt les contradictions et les incohérences du dogme religieux. Au fil des pages, le roman se fait néanmoins plus sombre quand les destins individuels et les aléas de la vie en société convergent vers la désolation, au moment des grandes épidémies de variole qui déciment aussi bien danois qu'autochtones. Sur plus de 600 pages, l'ouvrage n'est pas exempt de quelques menues longueurs, à l'occasion d'épisodes anecdotiques, mais, dans l'ensemble, Kim Leine maintient presque sans cesse l'intérêt, par la grâce d'un style fécond et imagé, confirmant ainsi , après Les prophètes du fjord de l’Éternité et L'abîme, son statut d'écrivain scandinave majeur de notre temps.