Voici un livre qui traite d’un thème important et délicat. La mouvance post-coloniale, qui est une des sources de la pensée « woke » aux États-Unis (pensée confuse par excellence), gagne du terrain en Europe, installant progressivement son irrationalité, son refus du débat, ses procédés de censure, sa haine paradoxale de l’occident (paradoxale parce qu’enracinée en occident), sa victimisation sans fin et son racisme primaire (parfois inconscient) dans le paysage institutionnel et médiatique français.


Cette pensée est dépréciative, séparatiste et communautariste et, si elle se déguise sous de jolis idéaux indiscutables (anti-racisme, égalitarisme), elle conduit déjà, sur le continent américain, à des impasses culturelles, à des attitudes vengeresses, dépourvues de réels projets politiques, à une utilisation de la colère, de l’empathie et de la culpabilité vers des pratiques nihilistes et satisfaites.


La pénétration de ce courant reste en France encore peu visible au grand public (qui se fiche, à juste titre, de ces modes idéologiques totalement hors-sol, comme celle, par exemple, des antifas qui se créent des fascistes invisibles pour exister). Elle n’existe peu ou prou que dans certains milieux d’extrêmes gauches, toujours friands d’une radicalité quelconque, n’importe laquelle, pourvu qu’elle soit plus radicale que la précédente et qu’elle permette de mimer une lutte historique sans contenu, sans avoir besoin de se remettre en question ou d’interroger ses motivations réelles.


Cela n’empêche qu’elle finit par avoir des conséquences diffuses dans la recherche, dans l’enseignement et dans l’opinion (un peu comme la « théorie » du genre, malgré la fragilité de ses hypothèses, qui manquent d’un fond de scientificité solide, a fini par intégrer les manuels scolaires)


La mauvaise conscience d’être un blanc, un occidental, un homme, un hétérosexuel commence à apparaître, sous forme de lâchetés institutionnelles, d’une volonté diffuse de ne pas se mouiller dans les débats politiques, surtout sur les sujets tabous (immigration, islam, identité, cultures etc), d’une peur d’apparaître comme rétrograde ou ringard (voire pire, conservateur, qui sonne comme une insulte). Elle apparaît aussi dans un affaissement de la culture européenne, que de moins en moins de monde semble vouloir défendre, et dont de moins en moins de monde semble à même de comprendre les apports. À côté de ce retrait discret, tout ce qui ressemble de près ou de loin à une forme d’universalisme, même réfléchi, même critique, est vu comme une blague, un outil de domination infâme, un travail de manipulation de dominants.


Les dominants, en fait, ce sont les blancs. Puisque, comme c’est bien connu, les peuples européens ne se sont jamais exploités entre eux (tout comme les peuples arabes, africains ou chinois n’ont jamais exploité, dominé, soumis personne)


Le livre de Taguieff met principalement en lumière un effondrement de l’exigence intellectuelle, une complaisance parfois pénible des institutions de la connaissance envers des travaux sans consistance scientifique et, ici et là, quelques pathétiques courses à des postes honorifiques, l’utilisation de causes victimaires par des carriéristes invétérés. Tout ça n’a, en soi, rien de nouveau. Mais on apprend certaines stratégies, on découvre une atmosphère diffuse dans les milieux culturels et de recherche (toujours à la pointe pour relayer des idées dont ils n’ont pas trop à assumer les conséquences).


La faiblesse de l’opposition que le monde du savoir offre à ces vagues de galimatias pseudo-révolutionnaire qui se succèdent comme des modes, témoigne d’une absence de courage et d’une absence de conviction parfois désarmante (également d’une absence de culture). Le monde médiatique lui, les relaie non sans complaisance.


Le livre, cependant, me semble manquer d’une certaine force argumentative.


Toute personne qui a été pris en tenaille entre des militants post coloniaux, anti-occident, anti-universalisme, anti-mâle blancs, anti-capitalisme-impérialisme-racisme-colonialisme-sexisme-transexisme (tout cela d’un seul trait), des militants qui basent leur action sur l’intimidation, les incitations à l’action (souvent orchestrées sur un ton presque militaire, à la recherche de provocations ou de violences symboliques qui ne sont pas dénuées de ressentiment), toute personne qui a essayé d’en appeler au calme devant les raisonnements confus, biaisés, malhonnêtes, diabolisants, souvent basés sur un manque total de culture historique, philosophique, anthropologique, utilisant des bribes de théories jargonneuses, post-modernes ou post tout ce qu’on veut, théories souvent mal digérées, mal comprises et reçues sans aucune perspective critique, se rabattant en dernier lieu, faute d’arguments, sur l’anathème et l’accusation (sale blanche, sale facho, sale bourgeois mal baisé, sale conne, sale tout ce que tu veux), toute personne pris dans ce traquenard sait à quel point il faut avoir les reins solides pour s’opposer à de telles idées, à quel point il est difficile d’échanger sérieusement et sereinement dans ce contexte idéologique étroit, et que le respect des « différences » (de point de vue) s’arrête souvent là où ceux qui commandent ces partis, associations, assemblées le veulent bien.


Il est très difficile de combattre le sectarisme, l’irrationalité, l’idéologie aveugle.
Il est donc important de proposer des travaux d’argumentations méthodiques, qui permettent de discuter avec un peu de rigueur et un peu de précision. Et ce n’est pas vraiment ce que fait Taguieff dans ce livre, succombant parfois à la condamnation superficielle, presque désinvolte.


Il va même jusqu’à concéder qu’il est « peine perdue d’argumenter de façon rationnelle face à des croyants ou a des individus de mauvaise foi » et il répète plusieurs fois qu’on peut difficilement attaquer l’irrationnel. Je ne suis qu’en partie d’accord avec cette position qui contredit d’ailleurs sa conclusion et je crois qu’il faut toujours essayer de défendre sérieusement son point de vue, de vouloir inciter à une véritable réflexion.


Dans la première partie du livre, le propos part dans différentes directions sans soulever une problématique bien claire (voire deux ou trois, peu importe). Les éléments d’actualités ne sont pas vraiment utilisés pour élever le débat vers des problèmes plus généraux. Le tout souffre de légères faiblesses rhétoriques qui, sur plusieurs autres sujets, seraient peut-être moins regrettables, mais qui ici, me semblent dommageables. L’auteur jongle entre des faits presque anecdotiques (relayant des tweets, des interventions publiques dans des cercles fermés, des pétitions qui se répondent les unes les autres), des typologies conceptuelles assez peu développées (hespérophobes, leucophobes) et pas toujours bien définies, et des réflexions qui, au lieu de proposer un réel contre argumentaire, moquent l’adversaire, le ridiculisent en sous-entendant, je crois trop souvent, qu’une personne dotée d’un minimum de bon sens verra immédiatement l’imposture.


Alors oui, j’entends bien. Les discours de Houria Bouteldja ou de Rokhaya Diallo relèvent souvent de la farce grotesque, du fatras qui n’a ni queue ni tête (si ce n’est celui de l’opportunisme politique). Mais quel est l’intérêt d’écrire un livre de trois cents pages si c’est uniquement pour satisfaire les convaincus ? Je ne suis pas sûr que Taguieff ait les épaules intellectuelles pour se mettre à la hauteur de la tâche qu’il s’assigne lui-même (s’opposer à une idéologie, de manière démocratique, solide, détaillée)


Si dans la deuxième partie du livre il se livre à quelques études de textes plus poussées, s’il renvoie à des textes d’historiens qui ont sérieusement et méthodiquement critiqués nombres d’écrits post-coloniaux (Pierre Vidal-Naquet, Daniel Lefeuvre, Mary Lefkowitz), il ne se répand pas non plus dans un contre-argumentaire précis.


On a deux comparaisons intéressantes entre un texte de Mein Kampf, un texte du penseur raciste Chamberlain avec des théoriciens utilisés par les décoloniaux. Mais ça ne va pas beaucoup plus loin.


J’ai parfois eu l’impression de lire l’enquête d’un journaliste, avec la même écriture factuelle qui entasse les informations, le même ancrage un peu plat dans l’actualité, la même difficulté pour prendre une réelle distance intellectuelle, avec une antienne rabâchée à l’excès : le pseudo anti-racisme est un racisme.


La troisième partie manque également de ligne directrice. Beaucoup de faits sont abordés un peu pêle-mêle, les sorties publiques de Mbembe contre Israël, les assauts subis par JK Rowling à la suite de propos jugés transphobes (l’affaire n’est pas décrite), certains déboulonnages de statues, l’interdiction d’une exposition John Wayne, des débaptisations de bâtiments, des propos épars de Robin DiAngelo ou d’Ibram Kendi, etc., sans que l’on voie se dessiner un travail critique qui s’oppose à ce chaos de pratiques et d’idées confuses.


Pourquoi ne pas débaptiser n’importe comment et sans débats préalables ? Pourquoi est-ce un réel problème d’interdire des manifestations culturelles parce qu’une minorité pourrait se trouver blessée à cause d’un lien confus que l’auteur entretiendrait avec des idées qui ne sont pas mis en contexte (comme si par exemple on interdisait de lire ou de représenter des pièces de Sophocle parce qu’il appartenait à une civilisation, l’Athènes du cinquième siècle, qui était esclavagiste et impérialiste) ? Pourquoi la discrimination positive pose des problèmes et n’est pas forcément une bonne solution ? Pourquoi s’en prendre à l’État est-il parfois un raccourci un peu facile ?


Beaucoup de questions auraient pu être traitées et peu le sont vraiment. Par exemple, le changement des noms propres que portent certains bâtiments, principalement aux États-Unis. Taguieff y voit des excès dangereux, une plongée sans oxygène dans un océan historique plein de bruit et de fureur, mais d’un autre côté, il conçoit que personne n’accepterait que sa bibliothèque s’appelle Adolf Hitler ou Joseph Staline. Il voit des confusions, mais il trouve normal que les noms des généraux des états sudistes (esclavagistes) pendant la Guerre de Sécession soit modifiés (Mais comment on trace la limite ? Et selon quels critères?). Ses exemples montrent bien que la question est compliquée, mais il n’en fait rien.


Si l’auteur rappelle plusieurs fois (de manière superficielle) que l’esclavage n’a rien d’un phénomène spécialement occidental, il ne le fait pas ni de la colonisation ni de l’impérialisme, pas plus qu’il n’étudie ni ne contredit sérieusement la thèse du racisme systémique. Il ne se répand pas non plus sur la question de l’utilisation idéologique de la mémoire et de l’histoire (il le mentionne, il donne des références d’ouvrages qui traitent de la question, mais lui passe en vitesse dessus). Il ne développe pas plus que ça l’idée qu’une politique basée sur la honte, la négation, la dépréciation, ne peut pas mener très loin.


Je comprends que ce soit une évidence pour lui mais à force d’évidences, on ne donne que très peu d’outils au lecteur, au risque de se complaire dans l’entre-soi, entre ceux qui savent que tous ces groupuscules brassent du vent.


A plusieurs reprises (sur la soi-disant représentativité de ces mouvements, ou sur les agressions anti-blancs), Taguieff oppose un unique fait ou l’unique intervention d’une personnalité pour contrebalancer la position adverse. C’est un peu comme si, après m’être fait insulter de « gros pédé » dans la rue, j’en déduisais que la France est un pays homophobe. C’est vraiment pas sérieux venant d’un chercheur au CNRS


N’aurait-il pas été plus sérieux de faire un petit travail d’enquête pour savoir si les populations immigrés ou les secondes générations d’immigrés non européens pouvaient se reconnaître dans ces idées racialistes et radicales ?


Alors que l’auteur liste différentes prises de position publiques, il n’y a aucune étude ni aucune mention de la fragilisation de l’espace publique produite par les dits média-sociaux, et notamment Twitter, qui, en favorisant les échanges de messages horriblement courts, appauvrit grandement les capacités de raisonnement, l’habitude de développer et de nuancer ses idées, et favorise les lynchages à répétition, les postures artificielles et interchangeables, dont on a pas à assumer la responsabilité, caché derrière son écran, tout ça dans un méli-mélo de pseudo-informations qui ne sont plus hiérarchisées.


(Et j’ai l’impression que la banalisation d’idées comme celles du post-colonianisme, et beaucoup d’autres, comme le complotisme, profite de ces plateformes délétères)


Il n’y a pas de développement de l’intuition, pourtant intéressante, que c’est à mesure que l’occident progresse dans les droits et les libertés individuelles (aussi discutables et critiquables que peuvent prendre les formes de ces libertés, ou aussi insuffisantes soient-elles, ou contradictoires, ce qui est un autre sujet) que l’impression d’être floué, méprisé, non entendu augmente, tout comme le besoin de demander des comptes.


J’admets que ces derniers manques s’écartent du thème central du livre, mais c’est justement parce que Taguieff tourne un peu en rond sans jamais poser de véritables bases solides qu’on a envie de lui demander un peu plus d’effort et de dessiner une véritable position personnelle, intelligente, raisonnée, qui permette de comprendre pourquoi il est si important de s’opposer à un courant comme le post colonialisme et ses affirmations pseudos scientifiques.


Le travail reste à faire selon moi.

Feloussien
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le 15 févr. 2021

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