Volkoff est un joueur d’échec. Tour par tour il dresse son bataillon, renforce ses positions, pense par avance, laisse apparaître des failles pour sacrifier quelques pions mais mène tranquillement notre pas vers la défaite. La trappe est ouverte, le lecteur tombe dedans. S’il n’y avait que le jeu littéraire, j’aurais si peu à jubiler de sa littérature. Mais comme dans le Montage avec lequel je l’ai découvert, il y a l’idée derrière les lignes. Le terrain est glissant : celui d'une Allemagne en pleine dénazification américano-soviétique, mais la plume est stable. Volkoff est un homme qui connait son sujet, ce qui fait de lui un écrivain supérieur. Sur ces idées à peines cachées derrière le sujet je me tairai, car le livre n’a pas besoin d’être décrypté ici. En revanche voilà quelques extraits qui pourraient vous ouvrir des pistes :
« Peut-être l’idée d’exercer, pour des raisons humanitaires, un contrôle absolu sur une nation amenée à résipiscence vous paraît-elle incongrue. Avouez que nous avons réussi. Le néo-nazisme, j’espère que vous ne l’ignorez pas, c’est beaucoup de fumée sans feu : l’Allemagne actuelle enfante et choie les verts et les pacifistes ; de la guerre elle n’a conservé qu’un sentiment de honte qui semble curieusement grandir de génération en génération. Je vous signale que l’opération à laquelle nous nous sommes consacrés ces années-là est le seul lavage de cerveaux jamais réussi par les forces de la démocratie. »
« Évidemment nous abordâmes les brûlantes questions politiques. Schulze répugnait à charger des camarades devant un ennemi vainqueur, mais je crus comprendre qu’il n’adhérait d’aucune manière au national-socialisme, et pas seulement depuis la défaite : le socialisme répugnait à son sens esthétique, le nationalisme à son intuition humanitaire.
— Les nazis, me dit-il, sont des gens de gauche. Ce sont les communistes qui, par un trait de génie, ont inventé de les faire passer pour des gens de droite. »
« Interroger est un sport ésotérique. Qui ne l’a pas pratiqué ne peut s’en faire qu’une idée vague et fausse. C’est pourquoi à l’école de police il n’y a pas de cours d’interrogatoire : la chose ne s’apprend que sur le tas, et moi-même je serais bien incapable de t’en expliquer la machinerie. Ce n’est pas par hasard que j’ai utilisé le terme « machinerie ». L’interrogatoire est une machine dans laquelle on introduit par un bout l’interrogateur et par l’autre l’interrogé. Ce n’est pas l’interrogateur qui « fait des choses » à l’interrogé, c’est la machine qui « fait des choses » à l’interrogé et « d’autres choses » à l’interrogateur. Ils sont tordus-essorés selon des principes complémentaires, et de manière aussi radicale l’un que l’autre. À la sortie de la machine, on trouve une mixture de jus d’interrogateur et de jus d'interrogé : cela s’appelle les aveux. Le public croit que ce sont les aveux du seul interrogé. Erreur. Le cachet s’est retiré du sceau, mais il n’y aurait pas eu d’empreinte s’il n’y avait pas eu de cachet. »